La bataille de la mémoire

No 01 - sept. / oct. 2003

Chli, 30 ans plus tard

La bataille de la mémoire

par Pierre Mouterde

Pierre Mouterde

Santiago du Chili, le 22 août.

En plein centre de la capitale, dans les locaux de la Gauche chrétienne. Depuis déjà sept jours, ils sont trois, fils et filles de détenus-disparus (Farha Nehgme, Alberto Rodriguez, Pablo Villagra), à se trouver en grève de la faim indéfinie. Pour dénoncer « l’impunité qu’on prétend imposer au Chili » et notamment la nouvelle loi que le président Lagos veut faire passer au parlement pour en finir avec la question tant controversée des atteintes aux droits humains sous la dictature.

Autour d’eux il y a une agitation fébrile : file de gens venant un à un signifier leur solidarité, poignée de militants planifiant les prochaines manifestations, arrivée de journalistes. Car c’est là – dans le contexte de l’anniversaire des trente années du coup d’État militaire – la conséquence première de cette action exemplaire. Si elle ne semble guère pouvoir faire fléchir le gouvernement, elle a au moins le mérite d’avoir stimulé une partie de la gauche et des organisations de droits humains qui depuis tant d’années luttent contre l’impunité : comment ne pas baisser la garde, comment se faire entendre dans ce contexte, comment surtout gagner cette bataille de la mémoire qui fait plus que jamais rage en cette fin de mois d’août 2003 ?

Libération de la mémoire

L’observateur fraîchement débarqué au Chili ne manquera pas de le noter : partout, à la télévision, dans les journaux, dans les conversations privées, ce n’est que déballage de souvenirs, d’histoires, d’images (d’Allende notamment), d’anecdotes sur les événements du 11 septembre 73. Une véritable libération de la mémoire ! De quoi permettre au moins que quelques vérités élémentaires puissent être entendues par le grand public chilien. Ainsi en va-t-il des évidents excès de la répression militaire (5 000 morts, 1 500 détenus-disparus, 45 000 emprisonnements, 160 000 exilés), du suicide longtemps caché d’Allende, de la sournoiserie machiavélique de Pinochet (Allende le croyait un de ses alliés), de la fausseté manipulatoire du soit disant « plan Z » d’extrémistes marxistes (ayant servi à l’époque à justifier la violence de la répression), du désarroi des militants de l’Unité populaire totalement surpris par le coup et incapables de se défendre, etc.

Une blessure qui n’est pas encore refermée

Mais si un certain nombre de « faits têtus » commencent à être vaille que vaille reconnus par tous, y compris par les militaires, il en va autrement de leur interprétation. À ce niveau, la bataille est loin d’être gagnée.

C’est que le coup d’État de 73 a été beaucoup plus qu’un coup d’État militaire. Il a correspondu à une transformation radicale des rapports entre classes sociales, des relations de travail, de l’organisation économique de ce pays, mettant en place pour la première fois et sur le mode du laboratoire, ce qui deviendra, bientôt à l’échelle du monde, le modèle néolibéral.
Il a ainsi été l’expression d’une profonde défaite, celle des classes populaires de ce pays et de leurs aspirations à une société plus juste. Une défaite dont ces dernières ne se sont pas encore remises, trente ans plus tard et qui a constitué un traumatisme pour la société tout entière, une blessure qui n’est pas encore refermée. D’où l’importance de cette date anniversaire !

Intriguant pays

Intriguant ce pays qui – au moins depuis 10 ans – fait en Amérique latine figure d’exception. Comme si, avec ses grandes autoroutes modernes et payantes, ses centres d’achats gigantesques ayant poussé comme des champignons, ses taux de croissance réguliers stimulés par le crédit à bon marché, le néolibéralisme semblait ici mieux fonctionner qu’ailleurs. Cachant cependant mal les nouvelles formes de pauvreté, de dépendance et de dépossession qu’il a fait peu à peu naître dans les classes populaires : précarité, intensification, flexibilisation du travail, affaiblissement des syndicats, disparition d’une culture propre, etc.

Mais c’est ce qui permet aux élites économiques de ce pays (à la différence de l’Argentine par exemple) d’être d’une superbe et arrogance difficilement imaginables ailleurs, ne regrettant rien, absolument rien du passé. Alors que bien des Chiliens ont fini par admettre qu’en 73 « on était tous coupables » (célèbre formule de Gustavino, ex-dirigeant communiste et ex-maire de Valparaiso), la grande bourgeoisie chilienne, comme l’indiquait Orlando Saens de la Sofofa (organisation patronale), juge sans état d’âme qu’il fallait à tout prix « empêcher que s’installe une dictature marxiste et totalitaire comme à Cuba ».

D’où l’importance de cette bataille de la mémoire menée par les associations de parents de détenus et disparus, et aujourd’hui à travers cette grève de la faim par les Hijos, ce regroupement de fils et filles d’exécutés et détenus disparus. Car si bien des Chiliens (53 % n’étaient pas nés en 1973) restent méfiants lorsqu’on les enjoint à revenir au passé, il n’en demeure pas moins que leur vie présente y est directement rattachée.

Attendus par les vaincus d’hier

Le Chili de 2003 en est un bel exemple : l’interprétation qu’une société peut faire de son passé ne peut absolument pas être déliée de ce qui se joue dans les rapports de force sociopolitiques actuels, entre vainqueurs d’aujourd’hui et vaincus d’hier. Se battre contre l’impunité accordée aux militaires ayant porté atteinte aux droits humains, revaloriser le personnage d’Allende et la formidable expérience de libération sociale de l’Unité populaire, c’est beaucoup plus que vouloir justice pour le passé. C’est reprendre pour l’aujourd’hui cet historique combat social pour la justice et l’égalité mené par les générations passées. C’est se reconnaître de cet héritage, pour se le réapproprier et chercher à l’inscrire dans la réalité présente. C’est donc réaliser, comme le disait dans d’autres circonstances le philosophe Walter Benjamin, que « nous sommes attendus » par les vaincus du passé et qu’il dépend de nous aujourd’hui que leur histoire, notre histoire, puisse changer de sens.

Jamais – en interviewant ces trois grévistes chiliens, fils et filles de disparus se battant pour la mémoire de leurs pères – je n’avais autant saisi la force de cette vérité. Une vérité qu’on pourrait, à n’en pas douter, élargir à l’ensemble des forces de gauche du continent !

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