La lucidité se tient dans mon froc !

No 12 - déc. 2005 / jan. 2006

Éditorial No. 12

La lucidité se tient dans mon froc !

- Léo Ferré

Le Collectif de la revue À bâbord !

Résumons d’abord le propos du manifeste « Pour un Québec lucide » : casser les syndicats, diminuer les impôts, arrimer l’école aux besoins des entreprises, augmenter les frais de scolarité, faire payer la dette par les pauvres à travers les tarifs d’Hydro-Québec. Les « extralucides » ne font somme toute qu’ajouter leurs grosses signatures sur un texte déjà écrit et récité mille fois. Outre les épouvantails habituels (la dette, la chute démographique), Lucien Bouchard et sa bande insistent sur « la concurrence féroce de la part des pays asiatiques, au premier chef de la Chine et de l’Inde. »

Or le « défi asiatique » n’existe pas. Il n’y a pas de concurrence étrangère. Puisqu’on peut fabriquer des souliers Nike pour moins de 5 dollars au Bengladesh, pourquoi coûtent-ils 150 dollars ici, c’est à dire bien plus que ce que ça coûterait pour les fabriquer au Québec incluant les profits juteux ? Parce que ce sont les mêmes entreprises qui vont exploiter les travailleurs de ces pays et qui augmentent scandaleusement leurs marges de profit. Ce n’est donc pas de la concurrence, et elle ne vient pas de ces pays. Quand on crée des pressions sur les salaires d’ici en pointant la concurrence du tiers monde, il faudrait plutôt pointer la voracité infinie du capital et de leurs porte-parole comme Lucien Bouchard.

Alors que les extralucides parlent de la nécessité de produire plus de richesse, les « solidaires » leur répondent : le problème réside plutôt dans sa répartition [1]. Cette question est certes cruciale ; en effet, les classes populaires peuvent aller au charbon, le capital, lui, va se faire bronzer au soleil : les déductions, l’évasion et les paradis fiscaux représentent une perte de huit milliards de dollars par année, au Québec uniquement. Mais mieux répartir les richesses, subventionner les « bonnes » entreprises – un autre capitalisme est possible (!) – est nettement insuffisant.

Personne ne semble poser la question des modalités de la production de cette richesse, sinon que sous l’angle des désastres environnementaux. Poser cette question, comment la richesse est produite, touche, entre autres, au tabou de la propriété privée [2], lequel sanctifie le « droit » pour un propriétaire, un actionnaire, un rentier ou un patron de s’approprier le fruit du travail, de l’exclusion ou de la misère d’autrui. Cette appropriation est rendue possible par le fait que les relations de travail et de production sont inégalitaires, que le contrôle de l’appareil productif est dans les mains d’un groupe social restreint. C’est ce que Noam Chomsky appelle les « tyrannies privés », qui n’ont aucun compte à rendre sur les retombées environnementales, sociales et politiques de leurs activités. Le peuple, lui, n’a droit qu’à une propagande de la peur, dans le but de lui faire accepter un nouveau tour de vis dans l’exploitation, comme si c’était un moindre mal.

La lucidité, la vraie, nous force alors à reconnaître que s’affrontent deux visions de la société, une qui pose comme un dogme intangible le droit, codifié d’ailleurs par l’ensemble des constitutions étatiques de la planète, à l’appropriation privative des richesses au nom d’une position sociale et économique dominante, et l’autre qui pose le défi de réinventer les rapports politiques et économiques dans le sens d’une véritable socialisation afin que puisse primer l’affirmation de la vie et de la dignité [3]. Utopique, cette vision ? Oui, dans le sens le plus élevé du terme, ce qui n’implique nullement que l’on ne doive pas agir maintenant, car être… lucides sur les limites de réformer le capital ne signifie pas que l’on ne puisse engager un combat pour des réformes immédiates. Cependant, quoi qu’en disent les porte-parole d’une social-démocratie introuvable, entre ces deux visions, il n’y a pas de dialogue possible. Les élites, elles, ne s’y trompent pas et, de Jean Charest à Mario Dumont en passant par André Boisclair, les chefs des trois partis néolibéraux se sont tous pâmés dans une touchante unanimité devant le manifeste patronal.

La publication du manifeste des apôtres néolibéraux, à ce moment-ci de la conjoncture politique, loin d’être une coïncidence, exprime plutôt le désarroi de la droite devant l’incapacité des Libéraux d’implanter les mesures anti-populaires souhaitées.

En effet, après l’exemplaire bataille menée par le mouvement étudiant, ce sont maintenant les dizaines de milliers de syndiquées du secteur public qui se préparent à faire grève pour le maintien des services publics, pour l’équité salariale entre les hommes et les femmes et pour des conditions de travail décentes. Deux organisations de gauche, Option citoyenne et l’Union des forces progressistes, s’apprêtent à fusionner en un seul parti pour offrir une alternative électorale aux partis en place. Une multitude de mouvements, de coalitions et d’associations, de la Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC) à D’abord solidaires en passant par ATTAC et les groupes communautaires, mènent des luttes opiniâtres pour faire reculer les mesures néolibérales. Des dizaines de milliers de personnes non organisées réitèrent quotidiennement leur insubordination silencieuse et invisible. Devant ce fourmillement de résistances, la droite a de la difficulté à masquer son exaspération, laquelle transparaît à travers cet appel à la « lucidité ».

Toutes ces manifestations du refus ont certes leurs faiblesses : trop modérées ou trop radicales, trop électoralistes ou trop groupusculaires, trop bureaucratisées ou trop spontanéistes, etc. Néanmoins elles délégitiment et grignotent chaque jour un peu plus les fondations de ce système injuste. Enfin, ces insuffisances ne doivent pas cacher une certaine complémentarité et une capacité de convergence. Ultimement, l’objectif pourrait être l’émergence d’un mouvement social et politique d’opposition à la fois radical et enraciné dans la masse de la population, à la fois clairvoyant et optimiste jusqu’à l’entêtement, à la fois éminemment politique et résolument opposé à l’exercice d’un pouvoir d’en haut « pour le bien du peuple ». C’est à un tel mouvement, nécessairement multiforme, qu’il revient de répondre au manifeste patronal de Lucien Bouchard.


[1Une trentaine de personnalités ont répliqué avec un manifeste intitulé Pour un Québec solidaire, disponible sur le site : www.pourunquebecsolidaire.org. Par ailleurs, la joyeuse bande de la Conspiration dépressionniste a mis en ligne une parodie féroce, Pour un Québec morbide, à l’adresse : www.pourunquebeclucide.info

[2Voir à ce sujet Alain Bihr et François Chesnais, « S’attaquer au tabou des tabous : À bas la propriété privée ! », dans Le Monde diplomatique, octobre 2003.

[3Voir le dossier « Sortir du capitalisme », dans À bâbord ! # 6, septembre/octobre 2004.

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