À petit feu

No 54 - avril / mai 2014

La culture du viol

À petit feu

Féminisme

Martine Delvaux

Le 22 janvier dernier, la télévision de Radio-Canada diffusait le deuxième épisode de la cinquième saison de la série Trauma. La nouvelle trame « haïtienne » de l’émission [1] est entrecoupée d’un cas de viol : une jeune femme est amenée à l’urgence par son petit ami, inanimée, en hémorragie vaginale, le visage en apparence tuméfié. Les urgentologues soupçonnent un viol, mais la jeune femme ne se souvient de rien. On croit qu’elle a été battue, mais son visage gonfle et dégonfle à quelques reprises comme s’il s’agissait d’une réaction allergique. Devant le phénomène, une psychiatre suggère que la jeune fille souffre d’une réaction hystérique à la suite d’ un viol qu’elle aurait désiré, ou provoqué ou qui lui aurait donné du plaisir ; ses œdèmes répétés seraient une somatisation en réaction à la honte ressentie pour avoir pris plaisir au viol ou s’y être prêtée volontiers. De fait, les flashbacks qui concernent le drame tournent autour de la jeune femme, de toute évidence sous l’influence de l’alcool, en train de danser lascivement devant trois garçons, dont son petit ami. On ne verra pas la scène du viol.

Au fil des deux épisodes qui abordent ce cas de viol, on finit par comprendre que le GHB – la drogue du viol – est en jeu, d’où l’amnésie de la jeune femme et aussi celle de son petit ami qui se croit responsable de l’état de celle-ci alors qu’il ne se souvient de rien (il tentera d’ailleurs de s’enlever la vie). La fin de l’épisode nous révèle que c’est un des deux autres garçons, copain de l’amoureux, qui a déposé du GHB dans tous les verres, sauf bien entendu dans le sien. Il est donc le seul à avoir violé la jeune femme en toute conscience. C’est lui le véritable criminel, appréhendé par les policiers à la fin de l’épisode. Un moment avant, au moment où la lumière se fait sur les événements, on le voit qui se prend la tête entre les mains en gémissant : « Mais qu’est-ce que j’ai fait ??? » Ce que je ne sais pas, c’est à quoi il fait référence, à ce moment-là ? Au fait qu’il a fait prendre du GHB à ses amis, ou au fait qu’il a violé la copine de son ami ? De quel crime s’agit-il ? Je reste dans le flou.

Surveillance

Il y a un an, en février 2013, on annonçait une augmentation de l’utilisation du GHB sur le campus de l’Université de Montréal. Le nombre de signalements avait doublé depuis l’automne, on notait aussi une hausse de la présence de cette drogue dans les bars de Montréal. Le GHB est une drogue incolore et inodore, qui laisse sa victime inconsciente pour une durée allant jusqu’à 12 heures. Les traces de cette drogue ne restent que quelques heures dans le corps, la rendant indétectable. C’est le gant du viol, celui qui cache les empreintes, qui fait le viol immaculé et les violeurs, des fantômes pressentis ni vus ni connus. Une drogue qui brouille les frontières entre le conscient et l’inconscient, le vérifiable et le falsifiable, la fiction et la réalité. Un viol digne des mythes et des contes de fées, où tant de belles au bois dormant sont prises de force pendant qu’elles sont endormies.

Avec l’augmentation des cas de viol sous GHB sur le campus de l’Université de Montréal apparaît une campagne de prévention. Les affiches disent, en gros caractères : « Surveille ton verre. » Puis, en marge et en plus petit : « Garde un œil sur tes amis. La drogue du viol est sournoise.  » Ici aussi les lignes, semble-t-il, sont brouillées. Le message est à la fois opaque et clair. Le verre dont il est question est celui des filles, c’est donc elles qu’on incite à l’autosurveillance. Mais qui sont les « amis » ? S’agit-il de ces faux-amis susceptibles de glisser du GHB dans le verre d’une jeune fille pour ensuite avoir la liberté de la violer ? Ou bien d’amis susceptibles de se retrouver eux aussi dans le rang des victimes ? Le masculin est-il utilisé, ici, comme ce neutre qui inclut le féminin ? Partout, les limites sont floues, et c’est ce flou qui m’intéressera ici. Un flou auquel renvoie la chanson à succès de Robin Thicke et le vidéoclip qui lui est associé, diffusés en mars 2013 : Blurred Lines.

Zone floue

Thicke a affirmé s’être moqué, dans son vidéo, du sexisme. Qui de mieux que lui et ses copains, TI et Pharrel Williams, trois hommes sagement mariés qui disent respecter les femmes, pour les diminuer et les chosifier dans une vidéo ! Les blurred lines se trouvent justement dans le fait qu’on ne sait plus quoi penser ni vers qui se tourner, à qui faire confiance, en somme : comment interpréter les paroles et les images de cette chanson.

Les réactions au hit de Robin Thicke ont été violentes : l’association étudiante de l’Université d’Édimbourg en a banni la diffusion sur son campus, tout comme celle de l’University College London ; la chanteuse Lily Allen a lancé son vidéoclip Hard Out There qui dénonce le sexisme dans l’industrie de la musique en faisant directement référence à Blurred Lines ; des manifestantes de la Slutwalk de Chicago ont été photographiées en septembre dernier avec des pancartes disant : « There are no blurred lines. » La vidéo de Robin Thicke est devenue la représentante en chef du sexisme rampant dans la musique pop. Pourtant, affirme sa réalisatrice, Diane Martel : « [Le vidéoclip] force les hommes à être ludiques et à ne pas agir en tant que prédateurs. J’ai demandé aux filles de regarder directement dans la caméra. C’était intentionnel et elles le font la plupart du temps ; elles sont dans une position de pouvoir. Je ne pense pas que la vidéo soit sexiste. Les paroles sont ridicules, les gars ont l’air fou. » Emily Ratajkowski, la mannequin de mode qui joue le rôle principal et qu’on voit entièrement nue pendant la totalité de la vidéo, n’y voit aucun sexisme ; elle y lit plutôt une critique de la misogynie manifeste dans nombre de clips vidéo. Mais comme le demande la critique Elizabeth Plank (dans PolicyMic) : si un arbre tombe dans une forêt, mais qu’il n’entend pas le bruit qu’il cause, est-ce qu’il a quand même fait du bruit ?

On a fait la distinction entre la vidéo (perçue comme ironique) et les paroles de la chanson, interprétées par certains comme un appel au viol. Celles-ci font écho aux paroles de violeurs telles que remémorées par leur(s) victime(s) dans les photos de Project Unbreakable ( [2]. D’autres, dont Robin Thicke lui-même qui a décrit la chanson comme « un mouvement féministe en soi », ont interprété celle-ci comme traduisant un propos féministe. Blurred lines, donc.

Et pourtant, la scène, que je vais finir par décrire, est-elle vraiment opaque ?

Quelle scène pour les femmes ?

Trois hommes en complet ou en survêtement chantent pendant que trois filles, le plus souvent nues (hormis un string couleur chair) circulent autour d’eux. Elles déambulent rapidement comme sur un podium de mode, parfois s’arrêtent pour poser (avec un accessoire inusité dans les bras) ou se mettent à se dandiner ou danser, à la manière de gogo girls. À quelques reprises, l’une d’elles, en culotte et t-shirt blanc moulant, se trouve à quatre pattes sur le sol. Une fois, une voiture jouet roule sur son dos, une autre fois, un minuscule panneau « stop » est déposé sur ses reins. Comme dans l’univers du designer Philippe Starck, ou celui d’Alice au pays des merveilles, il y a disproportion : une mannequin fait du surplace, perchée sur un vélo deux fois trop haut, un autre tient dans ses bras une seringue géante ou arbore des chaussures plateformes aux semelles ultra compensées. De telle sorte qu’on ne sait plus quel est l’objet qui est mis en valeur et si ces hommes ne sont pas en train de jouer à la poupée.

C’est dans ce rapport à l’objet, justement, que tout se joue. Car si les filles de Robin Thicke se promènent, elles s’avèrent un lieu où circuler. La rue n’est qu’une variante du lit. Les hommes reluquent, manipulent, prennent, rejettent. Difficile de voir ici de l’ironie quand les paroles de la chanson en rajoutent sur ces femmes non domesticables parce que bestiales et donc à prendre de force pour les libérer. Le sexe violent fait figure, ici, de baiser de prince charmant.

Au fond, c’est partout du pareil au même. Entre le GHB qui immobilise la femme pour en faire une proie et la chosification sur laquelle s’érige Blurred Lines, il n’y a qu’un pas. Comme entre la publicité qui morcelle le corps des femmes et en fait l’image même de l’objet qu’on veut vendre et le droit qu’on se donne de le violenter dans la réalité ; entre la chosification symbolique et l’attaque au corps réel, il n’y a qu’un pas.

Je termine cette chronique le 1er février. Demain, c’est le Superbowl des cheerleaders. Hier soir, en ouverture du Carnaval de Québec, une reine a été couronnée. Parfois, je me dis que les féministes prêchent dans le désert, ce désert où les femmes s’épuisent à rester debout pendant qu’on les épuise pour qu’elles restent à leur place, c’est-à-dire allongées.


[1Trame dont il est nécessaire d’interroger le contenu, voir l’article d’Étienne Côté-Paluck paru le 28 janvier dans Urbania.

[2Voir Sezin Koehler, « From the Mouths of Rapists : The Lyrics of Robin Thicke’s Blurred Lines », 17 septembre 2013. Disponible en ligne.

Thèmes de recherche Arts et culture, Féminisme
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