Une aventure imprévisible

No 52 - déc. 2013 / janv. 2014

Commentaire politique et cinéma direct

Une aventure imprévisible

Entrevue avec Santiago Bertolino et Hugo Samson

Luciano Benvenuto, Santiago Bertolino, Hugo Samson

En même temps que le cinéma Excentris présentait en première le documentaire politique Carré rouge sur fond noir devant une salle bondée,Télé-Québec diffusait la version courte (intitulée seulement Carré rouge) rejoignant un auditoire télévisuel de 65 000 personnes, cote d’écoute inespérée pour ce réseau. À bâbord ! a rencontré les deux réalisateurs afin d’en connaître davantage sur leur expérience filmique.

ÀB ! : Comment est né ce projet de documentaire sur la grève étudiante vue de l’intérieur de la classe ?


Santiago :
Au cours des dernières années, j’ai fait plusieurs films sur des sujets à caractère sociopolitique où je portais un regard critique sur les enjeux sociaux soulevés par la gestion néolibérale de nos sociétés. Sociologiquement, je m’intéressais surtout aux luttes populaires ainsi qu’au message porté par ces groupes qui proposaient des alternatives. Bien que diffusés sur Internet, la portée de mes films restait néanmoins confinée à un public restreint de militants convaincus. Je voulais explorer une nouvelle démarche créatrice pour passer du documentaire militant au documentaire politique d’auteur. C’est le saut que j’ai fait avec Carré rouge en me rapprochant du côté humain des intervenants, en suivant les gens longtemps, en traquant en cinéma direct leurs émotions, leurs questionnements, leurs doutes et autocritiques tout en présentant la justesse de leur cause et le sens de leurs revendications.

Le sujet de la grève étudiante s’est imposé de lui-même. Comme on avait une bonne connaissance du mouvement étudiant (pour ne pas dire certaines accointances), les perspectives d’une grève étudiante contre l’augmentation des frais de scolarité nous sont apparues très tôt un sujet prometteur. C’est ainsi que dès janvier 2012, Hugo et moi, on s’est mis à filmer. On avait l’intuition que cette lutte étudiante serait importante, mais jamais qu’elle durerait neuf mois avec une telle ampleur, qu’elle deviendrait historique.

Hugo : Dans une optique de réaliser un documentaire, ça prend habituellement 2 à 3 mois pour faire ta recherche. Tu filmes un peu, tu crées des liens, tu cherches des sujets, des personnages à suivre, des événements révélateurs. Tu élabores les grandes lignes de ton projet et puis tu commences à filmer quand les gens sont familiers avec toi, qu’ils te font confiance surtout en cinéma direct. Donc au début on faisait notre recherche de sujets et de personnages. On filmait les assemblées étudiantes qui prenaient des votes de grève, les interventions des membres de la classe, les piquetages et les occupations d’institutions d’enseignement. Mais au fur et à mesure qu’on couvrait les événements, on s’est vite rendu compte que l’histoire était en train de se faire pendant qu’on filmait. Pire qu’elle s’accélérait avec la montée et la force du mouvement. On s’est donc mis rapidement en mode hyperactif dans ce climat fébrile, aux aguets et à l’affût de la moindre action étudiante ou policière.

ÀB ! : Comment avez-vous obtenu la confiance de l’exécutif de la classe ?

Santiago : On leur a présenté notre projet et lors de notre rencontre, on a été agréablement surpris de leurs réactions. D’abord, il faut dire qu’à la classe le concept de démocratie directe n’est pas un concept creux, mais bien une réalité qui se vit sur le mode de la transparence, d’où leur intérêt à ce que ce soit filmé pour en témoigner. Ensuite, ils étaient enchantés par notre approche du cinéma direct qui nous permettrait de porter un regard intime de l’intérieur de la classe tout au long du conflit. C’est comme si pour eux cinéma direct et démocratie directe allaient de pair : authenticité de la réalité, mais toujours imprévisible... et un peu longuet !

Hugo : Les membres de la classe qui ont participé au film savaient très bien dans quoi ils s’embarquaient. Ils avaient confiance en nous et dans ce type de cinéma-vérité. Après quelques semaines d’adaptation réciproque, on nous oubliait totalement dans le feu de l’action, d’autant plus qu’on travaillait avec des équipements HD très légers. La complicité étant, on pouvait filmer de très près nos personnages sans perturber l’action. On avait une entière liberté. La seule fois, où il nous a été interdit de filmer ce fut lors des débats sur le respect ou non de la loi spéciale 78, et ce pour des raisons juridiques.

ÀB ! : Comment s’est déroulé la suite de la production de votre film ?

Hugo : Je dirais que le film s’est d’abord fait instinctivement avec nos faibles ressources financières pour se terminer dans l’urgence. On était loin de penser qu’on était à réaliser un long métrage. À la fin février, après 2 mois de tournage, il est apparu évident qu’on ne pouvait pas continuer notre projet sans un soutien financier. Et ça pressait d’autant plus que le conflit s’accentuait avec un mouvement étudiant de plus en plus massif et où la classe jouait un rôle majeur. On a donc fait des démarches auprès de maisons de production et on a demandé une subvention à la SODEC.

Santiago : Notre accès privilégié à la classe nous procurait un avantage indéniable. On avait capté des images inédites de la genèse du mouvement de grève étudiant que les autres médias n’avaient pas. On était les seuls à avoir filmé les assemblées générales, les membres de l’exécutif de la classe en action et les premières manifestations étudiantes. De plus, on avait trouvé certains personnages qu’on voulait suivre comme Victoria lors de l’occupation du cégep du Vieux-Montréal et Philippe Lapointe qui est apparu lors du piquetage au cégep St-Laurent. Comme on était avancé dans notre démarche et que tout le monde voyait que ça devenait gros, on a reformulé et réajusté notre projet en peaufinant les grandes lignes – avec un scénario de 90 pages – et on l’a présenté à la SODEC qui nous a accordé alors une subvention.

AB ! : En regard d’un documentaire politique, la subvention de la SODEC avait-elle des conditions ? Avez-vous dû faire des concessions ?

Santiago : Des conditions non. Des concessions, je dirais plutôt des compromis inhérents à l’institution. C’est inévitable. Tu le sais qu’à la SODEC, il y a des barèmes à respecter pour que ton projet de documentaire soit accepté - d’autant plus si c’est un documentaire politique. C’est pourquoi on avait pris soin d’intégrer, dès le début de notre démarche, les ingrédients essentiels pour obtenir une subvention, à savoir réaliser un film d’auteur où on introduit des personnages dont on suit l’évolution en les abordant sous leurs aspects humains. Le focus doit être axé sur le vécu réel et émotionnel des individus selon une facture narrative conventionnelle. La trame humaine autour de certains personnages est essentielle. Tu sais aussi qu’ils veulent des têtes d’affiche, du GND, des scènes sensationnalistes. Cela dit, on a donc fusionné ou plutôt adapté notre style de création avec les impératifs normatifs exigées par les institutions de diffusion.

ÀB ! : À quel moment Télé-Québec est entré dans le cadre ?

Santiago : Encore là, c’est un concours de circonstance comme l’était la grève étudiante pour nous. On avait eu du flair, on était là depuis le tout début, on possédait tous les éléments essentiels pour réaliser un film et comme la grève devenait historique un peu plus chaque jour tous les médias officiels étaient affamés. Tous les diffuseurs télé voulaient un film sur la grève étudiante, surtout Télé-Québec qui n’a pas de bulletin d’information mais un mandat de traiter l’actualité et les enjeux sociaux. Comme notre projet était fort avancé et qu’on y présentait de manière inédite le point de vue intérieur de la classe, Télé-Québec s’est embarqué mais en imposant certaines conditions.

Hugo : L’implication de Télé-Québec nous a crée un sentiment d’urgence et nous a contraint à des choix déchirants. TQ voulait que le film sorte plus tôt que prévu, au mois de mars. Avec 250 heures de matériel à traiter au montage, c’était impossible, on n’était pas assez avancé pour ça. Trop stressant. De plus TQ exigeait l’exclusivité de la diffusion avant la projection en salle. On s’est entendu sur la date de sortie (fin août) avec deux versions, une longue pour la projection en salle et une courte pour la télé.

Santiago : Par contre, l’entente avec TQ nous a permis d’engager une monteuse professionnelle, Andréa Henriquez, qui avait monté les films de Patricio Henriquez. On était enthousiaste d’avoir une 3e personne qui, ayant vécu la grève de l’extérieur, pouvait avec un œil critique et expérimenté nous apporter un certain recul. On s’est mis d’accord pour travailler un montage de facture plus classique, un montage avec une structure narrative chronologique pour suivre l’enchevêtrement complexe et la diversité des nombreux événements qui se sont succédés 9 mois durant. On a pu bénéficier également d’une bande sonore travaillée et enrichie par la musique de René Lussier qui rythme la tension et l’atmosphère du film. Une de nos insistances au montage était le refus d’utiliser une voix off à des fins narratives. Le film devait se raconter de lui-même pendant une heure et demie avec seulement des intertitres au besoin comme complément d’information. Là résidait notre défi.

ÀB ! : Quelle est la différence majeure entre les deux versions ?

Hugo : Pour la version courte, on a dû enlever plus de 30 minutes. Plusieurs scènes qui apportaient des éléments relatifs ou critiques au cours du déroulement des événements ont été coupées au profit de la trame narrative principale. Par exemple, la version longue présente trois types d’occupation : au cégep du Vieux, au cégep de St-Laurent et à l’UQAO. La version télé ne garde que la première qui fut la plus radicale, enlevant ainsi tout comparatif. On a supprimé des subtilités importantes. Que le titre de la version télé Carré rouge soit amputé de son deuxième axiome – sur fond noir – en dit beaucoup sur les concessions faites.

ÀB ! : Quelle est la réaction du public après le visionnement du film ?

Santiago : Aux représentations que nous avons animées, le film suscitait énormément de discussions et de débats. Souvent l’orientation du débat variait selon l’affiliation politique de la majorité des individus de la salle (soit péquiste, solidaire, anarchiste ou autre). La perception qui nous importait le plus était celle de gens de la classe et de ceux impliqués dans le film. Ces derniers ont souligné unanimement notre souci d’honnêteté et d’intégrité à bien représenter les faits, les gestes et les propos des protagonistes sans déformation aucune. De la manière que le film a été reçu, j’en retiens plusieurs points positifs. D’abord qu’il est possible de faire du film politique d’auteur et, quoi qu’en disent certains critiques, d’en faire une œuvre esthétique. Il y a des avenues qui s’ouvrent au documentaire, car il y a un public intéressé aux films politiques. Qu’à titre de documentaire politique et social, notre film remplit bien sa mission en suscitant débats et discussions. Finalement, le film Carré rouge sur fond noir constitue une trace matérielle et vivante de cette grève étudiante vue de l’intérieur de la classe, échappant ainsi à toute déformation historique et à l’amnésie de la mémoire du temps. Grâce à la réalisation de ce film, on lègue pour l’avenir beaucoup d’archives visuelles traçant un portrait social d’ensemble de ce que fut ce Printemps érable au Québec en 2012.

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