No 52 - déc. 2013 / janv. 2014

Le harcèlement de rue

Une fille, des loups

Dans notre numéro actuellement en kiosque

Martine Delvaux

L’article de Judith Lussier, paru sur le site Urbania le 30 juillet 2013, a causé bien des remous sur la toile estivale. Les doléances de la journaliste contre les sifflements, commentaires et regards lascifs dont elle a été l’objet dans la rue, en particulier, raconte-t-elle, quand elle portait une certaine petite robe blanche, ont suscité des réactions de colère.

Une robe blanc cassé sur une fille blonde donnerait le droit aux gars de siffler, toucher, dévisager, violer la fille du regard. C’est le mot « violer », bien sûr, qui a dérangé. Un mot trop fort, excessif, qui ne traduit rien de la réalité. Car être suivie du regard, se faire siffler, se faire dire qu’on est belle par un inconnu qu’on croise sur le trottoir... ça n’a rien à voir avec le viol. Le viol, contrairement au harcèlement ordinaire, c’est une vraie violence sur le corps. Et pourtant...

Petit chaperon blanc

Au moment de la parution de l’article de Lussier, et du petit brouhaha médiatique qui s’en est suivi, on a entendu des gens dire qu’il ne faut surtout pas confondre harcèlement et « compliment ». Mais il n’est pas question, ici, du compliment gentil, généreux, gratuit et sans visées sexuelles. Il est question de cette invasion de l’espace privé qui passe par le regard, le bruit, les mots, les attouchements forcés. Le jour où on fera le lien entre le viol et un « compliment » suggestif fait par un homme à une femme sur qui il s’impose parce qu’il la trouve appétissante, on commencera peut-être à comprendre quelque chose. La statistique qui dit qu’une femme sur cinq est victime de violence sexuelle n’est pas un mythe. La peur des femmes n’est pas une peur hystérique. Une fille blonde en robe blanche n’existe pas pour être transformée en objet sexuel sur la place publique.

Judith Lussier a eu le malheur d’énoncer un malaise, une déception, un dégoût, une peur qui taraude nombre de femmes. D’aucuns affirment que cette peur est le résultat de leçons inculquées aux filles depuis leur plus jeune âge, petits chaperons rouges en robe blanche qu’on met en garde, hystériquement, contre des « compliments » mal léchés, mais somme toute innocents. Cependant, ce type de « compliment » qu’on donne pour flatteur, comme amoureux des femmes, flirte dans les faits avec l’insulte. En disant qu’elle est belle, le « compliment » dit qu’elle est bonne à manger. Ainsi, quand cet homme me susurre un « t’es belle...  » en me frôlant de très près en plein jour sur la rue St-Denis, j’ai cette impression d’être un chaperon rouge en robe blanche. Je l’entends, je ne lève pas les yeux, je ne dis rien, et je poursuis mon chemin. Mais voilà : en un bref instant, il a de fait de moi un objet, il a eu le dessus sur moi et m’a mise « à ma place ». C’est ainsi qu’il m’a « violée ».

Cette forêt qu’est la rue

On aime dire aux femmes qu’elles entendent mal, qu’elles comprennent tout à l’envers, qu’elles exagèrent, surtout quand elles s’indignent. C’est pourquoi j’attends avec impatience le jour où on cessera de demander aux victimes de témoigner (dans les magazines, les journaux, les documentaires, à la télé) pour faire encore et toujours la preuve que le viol existe vraiment et qu’il est réellement dévastateur. J’attends avec impatience le jour où on arrêtera de mettre en garde les filles contre les ruelles mal éclairées et de les prévenir de bien surveiller leur verre d’alcool pour ne pas qu’on y dépose la drogue du viol. J’attends avec impatience le jour où on s’adressera à ceux qui pourraient avoir envie de harceler, agresser, violer... Parce que ce jour-là, on comprendra que le problème ne se trouve pas du côté d’un petit chaperon rouge dont la robe blanche est un vêtement risqué, mais bien du côté d’un loup qui voit là une autre occasion non seulement de se rincer l’œil, mais de dire tout haut qu’il est affamé.

À travers le monde, au cours de la dernière année, des réseaux se sont mis en place pour dénoncer le harcèlement de rue. Qu’on pense en particulier aux sites The Everyday Sexism Project et Hollaback, au mot-clic #harcelementderue sur Twitter et au documentaire de la Belge Sofie Peeters, Femme de rue. S’indigner devant le harcèlement de rue ne constitue pas une menace envers la place des hommes. S’indigner contre des insultes déguisées en « compliments », c’est vouloir faire de cette forêt qu’est l’espace public, une chambre à soi. 

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