Dossier : La gauche au Québec, (…)

Les partis politiques

Nuisance pour la démocratie ?

Dossier : La gauche au Québec, entre la rue et les urnes

Yvan Perrier

Le pouvoir politique contemporain ne s’incarne plus à travers la personne d’un souverain omnipotent régnant sur ses sujets jusqu’à son dernier souffle. Aujourd’hui, il se conquiert, dans plusieurs pays, à l’occasion d’élections « libres » où se concurrencent des candidats identifiés à des partis politiques censés représenter les desiderata des citoyens électeurs et citoyennes électrices. En règle générale, la durée du mandat des députées est limitée dans le temps.

Cela, c’est le principe. Qu’en est-il dans la réalité ? Pourquoi plusieurs partis politiques sont-ils incapables de réaliser la démocratie et pour quelle raison, dans certains cas, les mesures qu’ils adoptent ou décrètent, une fois au pouvoir, s’éloignent-elles de l’intérêt public ? Deux ouvrages écrits au début du XXe siècle apportent des éléments de réponses intéressants à ce sujet. Il s’agit des livres de Moisie Ostrogorski, La démocratie et les partis politiques (1903), et de Robert Michels, Les partis politiques (1911).

L’analyse d’Ostrogorski

Ostrogorski a étudié le phénomène des partis politiques en Grande-Bretagne et aux États-Unis à cette époque. Il a observé que ces organisations partisanes ont commencé à s’étendre notablement à la suite de l’introduction du suffrage universel masculin. Dans un tel contexte, les grands partis politiques sont rapidement devenus de facto des appareils complexes chargés de recueillir un maximum de votes. Le vote, cette nouvelle source suprême de légitimation du pouvoir pour les politiciens professionnels, peut donner lieu en démocratie à un trafic frauduleux.

De plus, les partis politiques sont préoccupés par leur propre croissance et non par l’intérêt public. L’orthodoxie de parti est nécessaire à leur bon fonctionnement. Puisqu’il en est ainsi, le conformisme politique s’installe en leur sein. Par ailleurs, en s’efforçant de prendre position sur tous les problèmes publics, ils amènent des propositions souvent inadéquates ou confuses qui visent à satisfaire différentes catégories d’électeurs et d’électrices aux intérêts opposés. La présence de partis « omnibus » concourt à détourner le débat politique. Le système électif ainsi organisé correspond à une démocratie de façade. Ce n’est pas le peuple qui est au pouvoir. La direction politique aboutit entre les mains d’une oligarchie. Pour éviter l’altération (ou la corruption si vous préférez) du tissu démocratique, Ostrogorski faisait la promotion des regroupements ad hoc. « À bas le parti et vive la ligue ! » écrivait-il. Par ligue, il faut comprendre ces regroupements spécialisés issus de la société civile et qui militent autour d’enjeux spécifiques.

L’analyse de Michels

La thèse principale de Robert Michels se résume ainsi : tous les partis politiques qui voient le jour dans le cadre de systèmes dits démocratiques ne correspondent pas à des modèles d’organisations démocratiques. Ce paradoxe vient du fait qu’au sein de ces organisations partisanes, une rupture hiérarchique s’établit entre les responsables de l’organisation et les adhérentes. Pour Michels, il s’agit là d’un phénomène qu’il synthétise dans la formule lapidaire suivante : « la loi d’airain de l’oligarchie ». Michels a été un des tout premiers à comprendre les risques inhérents au phénomène des structures hiérarchiques qui rendent indispensables la présence de leaders pour mener à bien les activités du parti. Il en fera d’ailleurs la cause principale de la loi d’airain de l’oligarchie. À ce sujet, il écrit : « Or, abstraction faite de la tendance des chefs à s’organiser et à se coaliser, abstraction faite aussi de leur reconnaissance par les masses immobiles et passives, nous pouvons dire dans cette conclusion que la principale cause des phénomènes oligarchiques se manifestant au sein des partis démocratiques consiste dans ce fait que les chefs sont techniquement indispensables. » Ce sont donc les nécessités internes des organisations politiques de masse qui transforment les regroupements partisans en oligarchies selon Michels. Une petite minorité impose sa direction à la majorité. La démocratie interne, dans certains partis politiques, peut donc se présenter dans un état passablement anémique. Elle est même complètement inexistante dans les partis politiques de masse qui prônent une idéologie extrémiste.

Concluons et projetons

Les partis politiques ont vu le jour dans un contexte où les luttes politiques ont pris la forme parlementaire et où la lutte électorale est devenue le mode normal de désignation des représentantes de la population, à la suite de l’élargissement du suffrage masculin. Depuis la fin du XIXe siècle, dans les démocraties occidentales, les partis politiques sont au centre de la vie politique. Ils monopolisent la sélection des élites politiques dirigeantes. Ils présentent maintenant, lors des élections, des candidates dociles qui acceptent d’avance de se soumettre à la ligne du parti. La plupart du temps, la transaction électorale que proposent les grands partis politiques à l’électorat porte sur des promesses exagérées et des programmes mensongers. En ce sens, la politique est souvent l’art du mensonge au profit de la classe dirigeante.

La mise en place du suffrage « universel » a eu pour effet de marquer de manière durable et permanente le fonctionnement des grands partis politiques. À partir du moment où des personnes jadis privées du droit de vote l’ont finalement obtenu, les partis politiques traditionnels sont passés de coteries privées à des organisations de masses à la recherche de l’appui du plus grand nombre, ce qui a indubitablement eu pour effet de bureaucratiser et de professionnaliser la vie politique.

Il faut une bonne dose d’effronterie pour véhiculer la thèse que les partis politiques « du monde libre » incarnent tous l’idéal démocratique. À ce sujet, des précisions s’imposent. Certains nouveaux petits partis politiques aspirent à respecter les règles de fonctionnement démocratiques. Alors que d’autres, les partis politiques traditionnels qui alternent au pouvoir sans réelle solution de rechange, ne le feront jamais. Tant qu’une organisation partisane ou militante ne sombre pas dans la bureaucratisation et la professionnalisation, la démocratie en son sein demeure possible.

Face au modèle dominant de politique partisane, qui comporte son lot de déficit démocratique, une rupture est en cours. Les manquements des dirigeantes politiques professionnelles alimentent les mobilisations citoyennes. Les organisations partisanes traditionnelles déçoivent. Alors, quel avenir peut-on envisager pour les partis politiques en régime démocratique ? Hasardons une réponse ici : un ciel nuageux.

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