L’auteur d’un manuel scolaire falsifie des citations pour présenter Richard Dawkins comme un misogyne

4 août 2013

L’auteur d’un manuel scolaire falsifie des citations pour présenter Richard Dawkins comme un misogyne

François Doyon

Avec le mois d’août qui commence, vient le temps pour les professeurs de commencer à préparer la session qui approche à grands pas. Ce temps est celui du choix des lectures que nous proposerons à nos étudiants. Malheureusement, l’ivraie prolifère et croît en popularité. D’après un représentant aux ventes des Éditions Chenelière Éducation, La condition humaine de Jean-Claude St-Onge [1] est l’un des manuels destinés à l’enseignement du deuxième cours de philosophie au collégial les plus populaires auprès des enseignants. Cela est tout à fait désolant, car, ce manuel fait une présentation caricaturale et trompeuse des auteurs, particulièrement en ce qui concerne le chapitre sur l’évolutionnisme. À l’aide de citations falsifiées, St-Onge présente le biologiste Richard Dawkins comme un déterministe génétique à tendances misogynes.

Voici les preuves de ce que j’avance. À la page 6, on trouve cette citation de Dawkins :

« We are survival machines — robot vehicles blindly programmed to preserve the selfish molecules known as genes. » (Dawkins, The Selfish Gene, préface à l’édition de 1976).

St-Onge traduit la phrase ainsi :

« Nous sommes des “robots aveugles” contenant des gènes qui nous contrôlent corps et esprit  ».

C’est une très mauvaise traduction. Il s’agit à la fois d’une sous-traduction, car des éléments ont été omis, et d’une surtraduction, car St-Onge y ajoute quelque chose que Dawkins ne dit pas. Dawkins ne dit nulle part que les gènes nous contrôlent corps et esprit. Il aurait plutôt fallu traduire ainsi :

« Nous ne sommes que des machines dont le seul but est de survivre, des espèces de robots programmés à l’aveuglette pour perpétuer les molécules égoïstes que sont les gènes. »

Notons par souci de rigueur que dans la 3e édition, il y avait des guillemets à « nous contrôlent corps et esprit », mais ils ont disparu dans la présente édition, laissant ainsi entendre qu’il s’agit d’une citation de Dawkins alors que la 3e édition avait l’avantage de laisser planer le doute (bien que cette ambiguïté pose déjà un problème en soi). Avec sa traduction trafiquée, St-Onge présente la pensée de Dawkins de façon très tordue. Ce n’est pas ainsi qu’on va démontrer que Dawkins est un déterministe génétique ! Au contraire, dans le Gène égoïste, chapitre 1, il écrit :

« De tous les animaux, seul l’homme est dominé par la culture, les influences qu’il a subies et apprises. »

Faire de Dawkins un déterministe génétique devient particulièrement problématique lorsque St-Onge aborde la condition féminine. À la page 18, on peut lire :

« Dawkins pense que la différence entre les sexes “provient de cette différence fondamentale” [de la différence entre les ovaires et les spermatozoïdes, Dawkins, The Selfish Gene, p. 152]. Quelle est-elle ? Dans toutes les espèces, la femelle produit peu d’ovules (la femme en produit environ 450 au cours de sa vie) ; l’homme, lui, produit des millions de milliards de spermatozoïdes (de 300 à 400 millions par éjaculation). À partir de ce constat, on déduit les traits prétendument innés de chacun des deux sexes. Pour Dawkins, “c’est ici que l’exploitation des femelles commence”. » [Dawkins, The Selfish Gene, p. 153].

Or, St-Onge ne dit pas que Dawkins ajoute que « The ecological circumstances of a species will determine whether the females are biased towards one or the other of these counter-ploys, and will also determine how the males respond.  » Si St‑Onge s’était donné la peine de bien lire, il aurait sans doute compris que Dawkins n’est pas un déterministe génétique. L’argumentation de St-Onge est, par ailleurs, une tentative d’appliquer abusivement à l’humain l’ensemble du comportement animal.

À la page 19 se trouve une autre citation de Dawkins trafiquée par St-Onge. Dawkins écrit ceci :

« Another common sexual difference is that females are more fussy than males about whom they mate with. One of the reasons for fussiness by an individual of either sex is the need to avoid mating with a member of another species. »

Ce que St-Onge explique en écrivant cela :

« les femelles sont maternelles, tatillonnes — fussy selon l’expression de Dawkins  ».

Dawkins souligne pourtant clairement que ce mécanisme a d’abord comme origine le besoin de ne pas se reproduire avec un membre d’une autre espèce ! Dans le cas d’une hybridation, la femelle investirait alors des ressources biologiques à produire un rejeton qui, s’il vit, sera à son tour infertile. St-Onge donne par ailleurs l’étrange impression de parler des femmes alors que Dawkins ne parle nullement du comportement de l’être humain dans ces pages.

Il me semble donc justifié de conclure que la présentation que fait St-Onge de la théorie de Dawkins est gravement erronée. Les défauts de cette présentation peuvent-ils s’expliquer autrement que par la volonté de falsifier ?

On va me répondre que dire que Dawkins est misogyne est une opinion partagée et justifiée. Cette opinion n’est sûrement pas justifiée dans le texte de St-Onge. Le manuel présente Dawkins comme un misogyne en se basant sur une citation inventée du Gène égoïste. On a accusé Dawkins de toutes sortes de choses dans la foulée de la saga Watson, à cause d’un commentaire fait sur un forum de discussion, où Dawkins exprimait rudement son refus d’admettre qu’un homme qui respecte les femmes doit accepter d’être considéré comme un violeur potentiel [2]. La valeur du commentaire se discute peut-être, mais ce n’est pas ce qui est mis de l’avant dans le manuel, cette affaire s’étant produite après la publication du manuel. De toute façon, la première chose qu’on doit apprendre en philosophie, c’est d’évaluer les arguments, pas la conclusion. Dawkins est peut-être misogyne, mais St-Onge n’arrive pas à le prouver en trafiquant des citations. Autrement dit, le fait que la conclusion soit vraie ne justifie pas un argument invalide, dans ce cas-ci le fait d’inventer une citation, surtout dans un contexte académique.

On va peut-être aussi penser que je suis encore une fois trop sévère et que l’auteur d’un manuel scolaire n’a pas vraiment le choix d’interpréter et de vulgariser. Je répondrai qu’une mauvaise traduction reste une mauvaise traduction et qu’il est possible de vulgariser sans déformer.

Le féminisme est une très noble cause. Mais à mes yeux, le manuel de St-Onge est la preuve que la frontière entre la pédagogie et la démagogie est parfois très facile à franchir pour certains militants. La gauche doit condamner sans compromis l’intoxication intellectuelle.


[1Jean-Claude St-Onge, La condition humaine. Quelques conceptions de l’être humain, 4e édition, Gaëtan Morin éditeur, Montréal, 2011.

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