L’autre guerre pour le pétrole

No 15 - été 2006

La mission canadienne en Afganistan

L’autre guerre pour le pétrole

par Benoit Renaud

Benoit Renaud

Environ 2 300 soldats canadiens sont basés dans le sud de l’Afghanistan depuis le début février dans le cadre de l’opération de l’OTAN, en appui à la guerre menée par les États-Unis depuis octobre 2001. Pour une période d’un an, qui pourrait être prolongée, le Canada fournit le plus important contingent et assume le commandement de cette force.

Les autorités canadiennes formulent ainsi les objectifs de cette mission [1] : « La Force opérationnelle Afghanistan a pour mission d’améliorer la sécurité dans le sud de l’Afghanistan et de jouer un rôle-clé dans le processus de transition qui permettra à la coalition multinationale menée par les États-Unis […] de passer sous le contrôle de l’OTAN. Dans les provinces du sud, comme celle de Kandahar, cette transition est prévue au cours de l’été de 2006. Depuis le mois d’août 2005, une Équipe provinciale de reconstruction (ÉPR) canadienne mène des activités à Kandahar et devrait y demeurer jusqu’en février 2007. L’ÉPR est constituée d’éléments des Forces canadiennes (FC), d’Affaires étrangères Canada (AEC), de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), dans le cadre d’une approche canadienne intégrée […]. L’ÉPR renforce l’autorité du gouvernement afghan à Kandahar et dans les environs, et aide les autorités locales à stabiliser et à rebâtir la région. Son rôle consiste à maintenir la sécurité, à promouvoir les politiques et les priorités du gouvernement afghan auprès des autorités locales et à faciliter les réformes dans le domaine de la sécurité. »

On remarque que cette mission correspond à la nouvelle politique étrangère canadienne, puisqu’elle combine des éléments de « développement », de « diplomatie », et de « défense » (les trois « D ») dans la même opération. Elle constitue aussi une contribution canadienne à la guerre contre le terrorisme, en étroite collaboration avec les alliés traditionnels, notamment les États-Unis, et vise à rebâtir un « État défaillant », une des principales menaces identifiées dans le récent Énoncé de politique étrangère [2].

Les objectifs de la mission contiennent déjà une série de problèmes. L’idée de combiner étroitement les efforts des ONG de développement et d’aide humanitaire avec une mission visant à consolider le pouvoir du gouvernement central afghan, lui-même mis en place à la suite de l’invasion du pays par les États-Unis, n’est pas sans soulever des questions à la fois éthiques et pratiques. La confusion délibérément entretenue entre l’occupation militaire étrangère et l’aide civile vise sans doute à donner un vernis humanitaire à l’opération militaire. En retour, elle donne une teinte nettement impérialiste à ce nouvel humanitarisme…

Ainsi le débat qui a fait rage récemment, jusqu’à la chambre des Communes, à savoir si la mission était dirigée par le Pentagone ou par l’OTAN, est un faut débat. Les deux opérations sont intégrées et ont les mêmes objectifs. Il convient donc, pour se positionner face à la mission canadienne actuelle, de réexaminer les raisons et les résultats de l’invasion menée par les États-Unis en 2001 ainsi que ses résultats.

Des faits qu’on tend à oublier

Ce sont les États-Unis et leurs alliés, le Pakistan, l’Égypte et l’Arabie Saoudite, qui ont financé et encadré les milices nationalistes, conservatrices et fondamentalistes dans leur guerre contre les communistes afghans et l’occupation russe de 1979 à 1989. Cette aide a commencé avant l’invasion russe, sous l’administration Carter. Reagan avait qualifié les moudjahiddines de « combattants de la liberté ». Une fois les troupes russes retirées, les différentes milices ont commencé à s’entretuer, plongeant le pays dans une guerre civile dévastatrice incluant le bombardement systématique de Kaboul. Des vétérans de ce « jihad américain » en Afghanistan ont aussi constitué des groupes fondamentalistes violents dans plusieurs pays, dont le GIA algérien et la nébuleuse Al Qaeda. Oussama ben Laden lui-même était considéré comme un allié par les États-Unis pendant de nombreuses années.

L’armée des Talibans – constituée au Pakistan parmi la population afghane réfugiée – a graduellement pris le contrôle de la majorité du territoire afghan entre octobre 1994 et septembre 1998, avec comme point tournant la prise de Kaboul en septembre 1996. Les Talibans ont pu bénéficier de la neutralité bienveillante d’une bonne partie de la population afghane parce qu’ils constituaient un moyen de mettre fin à la guerre civile.

Les services secrets et les militaires du Pakistan ont joué un rôle-clé dans la constitution de l’armée des Talibans, avec l’appui tacite des États-Unis. L’administration Clinton et les compagnies pétrolières américaines étaient disposées à travailler avec les Talibans tant que ceux-ci assuraient la stabilité politique nécessaire à la construction de l’oléoduc transafghan, un projet stratégique qui permettrait d’acheminer le pétrole et le gaz naturel de la mer Caspienne jusqu’au Pakistan (Karachi) et de là vers l’Europe et l’Asie, sans avoir à passer par la Russie (allié peu sûr) ou par l’Iran (ennemi déclaré). Hamid Karzaï, l’actuel président de l’Afghanistan, travaillait à l’époque comme lobbyiste pour Unocal, la principale compagnie américaine impliquée dans le projet d’oléoduc. Zalmay Khalizdad, l’envoyé spécial du Département d’État chargé de mettre en place le nouveau gouvernement Afghan après l’invasion, est aussi un ancien employé d’Unocal.

La persistance d’une guerre civile larvée dans certaines régions du pays et les difficultés du projet d’oléoduc ont convaincu les États-Unis d’abandonner les Talibans et de chercher une autre solution politique bien avant les attentats du 11 septembre 2001. Bill Clinton a ainsi fait bombarder l’Afghanistan le 20 août 1998, à la suite d’attentats attribués à Al Qaeda contre les ambassades états-uniennes au Kenya et en Tanzanie. Par contre, aucun Afghan n’a été impliqué dans ces attentats, pas plus d’ailleurs que dans ceux du 11 septembre 2001. Aucune preuve n’existe non plus de l’implication autre qu’idéologique du groupe Al Qaeda en Afghanistan dans les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone.

À la veille de l’invasion, le régime taliban a offert de confier Ben Laden à la justice internationale (mais pas états-unienne) si des preuves quelconques de son implication étaient mises de l’avant. La Maison Blanche a répondu avec le bombardement puis l’invasion du pays, en coopération avec l’Alliance du Nord, une coalition de milices ayant participé à la guerre contre l’occupation russe et aux guerres civiles qui suivirent. Ces « seigneurs de la guerre », financés par le trafic d’opium, ont depuis pris le contrôle de la plupart des régions du pays et occupent une grande place dans le parlement et le gouvernement actuels.

L’invasion de l’Afghanistan était une guerre d’agression, tout comme celle de l’Irak 18 mois plus tard. C’était une guerre pour un oléoduc et pour le positionnement stratégique des États-Unis et de leurs alliés, dont le Canada, en Asie Centrale, comblant le vide laissé par l’effondrement de l’URSS. D’ailleurs, le gouvernement canadien était on ne peut plus clair sur le fait que ces deux guerres n’en font qu’une lorsque « notre » contingent a été renforcé à l’hiver 2003, dans le but explicite d’aider les États-Unis en Irak [3].

Mais n’est-elle pas une guerre pour la démocratie, la liberté et l’égalité des femmes ? Les élections qui ont prolongé le mandat de Karzaï se sont tenues dans un climat de terreur dans la plupart des régions, occupées soit par les armées des seigneurs de la guerre, soit par les troupes étrangères. Pas étonnant que le résultat de ces élections ait été de consolider le pouvoir du président désigné par Washington et celui de ses alliés, les seigneurs de la guerre.

Le respect des droits humains, en particulier des droits des femmes, n’a pratiquement pas progressé et a même régressé sur certains aspects [4]. Les troupes d’occupation ont pratiqué la torture, les arrestations arbitraires (Guantanamo, Bagram) et tué de nombreux civils. Les armées privées des seigneurs de la guerre sont reconnues pour leur pratique systématique du viol et autres abus contre la population vivant sur leurs territoires respectifs. Ces armées sont perçues comme la principale source d’insécurité par la majorité de la population.

Pendant ce temps, les entreprises canadiennes peuvent faire des affaires dans la région. Jean Chrétien lui-même a rencontré le dictateur du Turkmenistan (l’autre pays, avec le Pakistan et l’Afghanistan, impliqué dans le fameux oléoduc, un projet de 3,2 milliards US) pour le compte de la compagnie albertaine PetroKhazakhstan. Thermodesign, une autre compagnie de l’industrie pétrolière canadienne est également impliquée dans la région [5].

La question de savoir si le Canada est en Afghanistan pour défendre ses propres intérêts ou pour servir ceux des États-Unis est un autre faux débat. Les deux sont vrais. Une convergence d’intérêts géostratégiques et économiques unit les deux pays dans leur détermination à garder le contrôle de ce pays. Ce n’est pas un hasard si la mission ARCHER est basée dans les régions de l’Afghanistan où doit passer l’oléoduc.


[1Site du ministère de la Défense : www.forces.gc.ca/site/newsroom/ view_news_f.asp ?id=1703 (30 avril 2006).

[2Voir l’article de Raymond Legault dans À Bâbord ! # 13, décembre 05/janvier 06.

[3Voir la lettre du ministre Brian Tobin publiée dans le Globe & Mail du 5 février 2003.

[4La page Human Rights Watch sur l’Afghanistan :
www.hrw.org/doc?t=asia&c=afghan.

[5« The little fixer from Shawinigan ? » Par Alan Freeman, Globe & Mail, 5 mars 2005.

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