Dossier : Le printemps érable - (…)

Dossier : Le printemps érable - Ses racines et sa sève

Du Chili au Québec : Radicalisation des crises étudiantes

Les mouvements jumeaux de la dissidence boréale et australe

Ricardo Peñafiel

Avec un étonnant parallélisme, le printemps érable suit pratiquement les mêmes traces que son « jumeau austral », le printemps chilien. De simples conflits étudiants, qui auraient pu se « régler » après quelques semaines de grève, se radicalisent et se transforment en des mouvements multisectoriels questionnant les fondements mêmes de ce qui les nie : une forme restreinte de démocratie, qui marchandise des droits, criminalise la dissidence et prétend limiter la participation citoyenne à un périodique suffrage universel.

Au début, une simple revendication sectorielle parfaitement intégrable dans les mécanismes institués de résolution de conflits. Au Chili on demandait davantage de fonds pour l’éducation et l’application de la Loi organique constitutionnelle de l’enseignement (LOCE) qui interdit la poursuite de buts lucratifs par une institution d’enseignement supérieur [1] . Au Québec, il s’agissait de « bloquer la hausse », comme cela s’était déjà produit, en 1996 notamment.

Pourtant, devant l’intransigeance des gouvernements du nord comme du sud – refusant de voir dans les étudiantes et étudiants des interlocuteurs valides et dans les manifestations de rue des formes légitimes d’expression démocratique de la volonté populaire – les deux mouvements s’élargissent et se radicalisent, en sortant du cadre des demandes adressées à l’État pour se situer au niveau d’exigences, basées sur les principes historiques des mouvements étudiants et de la démocratie. Ne s’adressant plus directement à l’État, mais interpellant l’ensemble de la population.

« ¡No al lucro ! »

Comme on pouvait lire devant la maison mère de l’Université du Chili, occupée par les étudiantEs en grève : « La lutte est celle de la société tout entière : Tous et toutes pour l’éducation gratuite ! ». Comme l’a fait ici la CLASSE, au moment où le gouvernement lançait des offres inacceptables, plutôt que de transiger sur ses principes en négociant sur une base outrageante, les étudiantes et étudiants chiliens mettent de l’avant le principe de la gratuité scolaire. Il ne s’agit plus de « bloquer la hausse » ou de demander des réformes partielles, mais de revoir les fondements de l’éducation et son insertion dans l’ensemble social.

« ¡No al lucro ! » (Non au profit !). La consigne principale du mouvement étudiant chilien qu’on retrouve un peu partout sur les murs ou sur les affiches des manifestations ne se limite pas à dénoncer la génération de profits indus par des institutions d’enseignement censées être « sans buts lucratifs ». En scandant « Non au profit ! », c’est à la marchandisation des droits, du social et du politique que s’attaque le mouvement qui cesse alors d’être simplement étudiant.

Le mouvement de contestation sociale avait d’ailleurs commencé bien avant : avec une série de grèves et de manifestations massives s’opposant au mégaprojet hydroélectrique HidroAysén ; avec la recrudescence de la solidarité envers les luttes du peuple mapuche, contre les compagnies forestières et d’hydroélectricité ainsi que contre la loi antiterroriste ; de même qu’avec le renforcement des luttes syndicales, des pobladores (habitants des quartiers marginaux), des étudiantEs et celles pour la justice et contre l’impunité, qui n’ont jamais cessé au cours des vingt-deux années de démocratie « restreinte », « sous tutelle », « de marché », « de consensus » ou « de basse intensité ». Le conflit étudiant s’alimente de cette dissidence en même temps qu’il la potentialise, devenant une surface d’inscription permettant de faire apparaître ces luttes marginalisées, « invisibilisées » et réprimées.

De même, au Québec, les luttes environnementales contre le gaz de schiste, le pétrole de l’île d’Anticosti ou les gaz à effet de serre, par exemple, se sont vues propulsées non seulement le 22 avril, lors de la plus forte mobilisation que le Jour de la Terre n’ait jamais atteint, mais dans l’ensemble des diverses formes d’expression s’arrimant au conflit étudiant. Les luttes féministes menées au sein autant qu’à l’extérieur de la CLASSE, l’opposition à la hausse des tarifs et à la privatisation des services publics, et toute une série de griefs et de ressentiments éthérés accumulés contre le gouvernement du Parti libéral et l’ensemble du système politique, tendent ainsi à converger autour du symbole commun de leur négation : la loi 78.

Dévoilement de la violence de l’État et du droit

Comme ici avec la loi spéciale, qui suspend une série de garanties constitutionnelles sans même se donner la peine de faire la preuve que l’intégrité de l’État de droit se trouvait menacée, au Chili on cherche à instaurer une autre loi liberticide : la Loi du renforcement de l’ordre public ou Loi Hinzpeter, qui criminalise la protestation sociale en pénalisant notamment l’occupation d’édifices, le blocage de la circulation, le manque de respect envers les forces de l’ordre et le port de cagoules…
S’attaquant à des manifestations pacifiques comme s’il s’agissait d’actes de sédition, l’État (chilien autant que québécois) se voit contraint de dévoiler sa « limite » : jusqu’où est-il prêt à laisser ses citoyens et citoyennes exercer leurs libertés civiques avant de se sentir menacé et décréter l’état d’exception ? Bien que l’état d’exception n’ait pas été formellement décrété dans aucun des deux cas, la normalisation, banalisation et perpétuation de « lois d’exception » sont peut-être encore plus lourdes de conséquences puisqu’elles affirment sans ambages les relents autoritaires des démocraties représentatives.

Lutte continentale et mondiale pour une citoyenneté pleine

Au-delà d’un certain mimétisme entre l’expérience chilienne et québécoise – dont la réédition des caceroleos n’est qu’un symptôme – les ressemblances entre les deux s’expliquent davantage en fonction d’un « printemps des peuples » qui, face aux diverses formes de déni du statut de citoyen, voire d’être humain, affirme un principe d’égalité et d’isonomie qui place les « transgresseurs » en position de force souveraine s’opposant à des pouvoirs usurpateurs.


[1Voir Ricardo Peñafiel, « Chili : Le printemps en hiver », À bâbord !, n° 43, février / mars 2012.

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