Dossier : Nous sommes héritiers de

France

Mai 68 à la puissance quatre

par Alain Badiou

Alain Badiou

Ce qui a fait la singularité de Mai 68 (et plus encore sans doute de la petite dizaine d’années qui a suivi), ce n’est pas du tout la simplicité d’une Idée, non plus que la massivité d’une révolte. Ni l’éclat de la pensée, ni la puissance du nombre ne peuvent caractériser ce moment. Quand Jean-Claude Milner, dans Constat, déchiffre l’épisode comme la conjonction de la révolte et de la pensée, il s’égare. Ce qui fut du côté de la violence et du nombre n’était guère nouveau, et ce qui fut du côté de la pensée neuve encouragea la durée patiente et restreinte bien plus que l’urgence de l’action de masse. On dira plutôt que Mai 68 et ses conséquences signèrent la disjonction de la révolte et de la pensée. On y a enfin compris que le problème politique n’était pas celui du mouvement massif contre l’inertie de l’État, mais celui de l’organisation à inventer contre la forme-Parti, entrée en déshérence. Mai 68 signe à la fois la fin de l’idée du « parti révolutionnaire » et le commencement d’une énigme encore en travail, qu’on peut formuler simplement : s’il est vrai que ceux qui n’ont rien – ni argent, ni armes, ni pouvoir, ni instruments de propagande… – n’ont de force que celle de leur unité et de leur discipline et s’il est vrai aussi que la forme militarisée du parti léniniste est périmée, de quelle discipline neuve, de quelle unité encore à venir faut-il alors soutenir l’action populaire ?

Mais pour bien comprendre tout cela, il faut d’abord en finir avec les visions stéréotypées de Mai 68. Visions qui ont en commun de vouloir à tout prix réduire l’épisode à une sorte d’éclat vibrant de l’illusion dans la platitude du réel. Qu’on parle de « la plus grande grève de l’histoire de France », de « la révolte des jeunes », d’une « révolution dans les mœurs », d’une « fête des utopies », on se prend au mirage d’une discontinuité simple, d’un évanouissement lumineux, et l’on ignore que tout événement n’est validé dans sa force que par la ténacité de ses conséquences.

En vérité, le nom « Mai 68 » recouvre quatre processus collectifs distincts. C’est cet entrelacement qui fait la singularité française de la séquence qui va de 1968 (peut-être du reste 1967, voire 1966) à 1976 (ou peut-être 1981, avec l’élection de Mitterrand).
Il y a d’abord un soulèvement de la jeunesse instruite, étudiante ou lycéenne. Rappelons qu’à l’époque, cette fraction de la jeunesse est tout à fait minoritaire (environ 10 % de bacheliers) et complètement coupée de la jeunesse populaire. Ce soulèvement est planétaire : il bouleverse la Chine communiste, sous la forme des « gardes rouges », à partir de 1966, dresse les campus américains contre la guerre du Vietnam, indigne la bourgeoisie conservatrice allemande (Rudi le rouge), produit le massacre des étudiants à Mexico, etc. Il est très fortement idéologisé, lieu de toutes les tendances qu’engendre la crise du bolchevisme stalinisé, trotskystes, maoïstes, anarchistes… Mais il est aussi très enfermé dans la logique des institutions académiques, dont il réclame à grands cris la fumeuse « réforme ».

La deuxième composante cristallise une sorte de poussée libertaire concernant les mœurs, ou plus généralement la relation entre la vie ordinaire et sa sublimation. Elle mélange les revendications portant sur la sexualité, des éléments de contre-culture « jeune », où les nouvelles musiques, singulièrement le rock, jouent un grand rôle, où les drogues ont une fonction symbolique importante, la recherche de nouvelles « formes de vie », et aussi une critique collective des formes institutionnelles réglant l’activité artistique.

La troisième composante est l’activité ouvrière, certes sous la forme de la grande grève de mai-juin, mais plus généralement, dès 1967, sous la forme de ce que Xavier Vigna appelle « l’insubordination ouvrière » et qui déploie toutes sortes de formes d’action neuves, d’une radicalité qui impressionne.

La quatrième composante est la diagonale des trois autres, notamment de la première et de la troisième. Elle crée des trajets et des liens entièrement nouveaux entre la jeunesse intellectuelle et les ouvriers, ou plus généralement les gens du peuple (usines, mais aussi quartiers, foyers, marchés…). C’est elle qui porte l’avenir en ce qu’elle propose des nouvelles formes d’intervention, d’action et d’organisation, toutes fondées sur la connexion directe entre des composantes sociales hétérogènes, sans la médiation séparatrice du Parti.

On peut considérer que le complet développement des quatre processus, et singulièrement du quatrième, qui est le seul réellement nouveau dès qu’on parle de politique, a trouvé ses principaux lieux symboliques en Chine, en France et en Italie. Le cas de la Chine est à part, de ce qu’il concerne un État socialiste au départ largement calqué sur le modèle soviétique. Mais il influence très directement la situation en France, en particulier par le motif de la « liaison de masse » qui va jeter en direction des usines et des quartiers populaires des milliers de jeunes étudiants. En Italie, la tradition de l’autonomie ouvrière prendra plutôt le dessus. De là que pour faire court, on peut dire que la nouveauté politique détenue par Mai 68 et ses conséquences s’est présentée, en France, sous le nom de « maoïsme ».

Ce « maoïsme » revenait à dire que la séparation des composantes de la situation devait être surmontée. Pour ce faire, on devait bâtir des organisations nouvelles, d’une part dans le feu de l’action, pour en finir avec les vieilles représentations ; d’autre part, à partir d’une intériorité durable de l’activité politique en tant que pensée aux lieux populaires de sa réalisation. Les intellectuels devaient donc se déplacer vers les usines et les cités. Et, de même, selon du reste un des grands mots d’ordre de la Révolution culturelle en Chine, les ouvriers devaient « entrer dans les universités », venir à la porte des lycées pour témoigner de leurs actions et des formes nouvelles de leur organisation. Les mots d’ordre généraux qui couvraient la première nécessité (celle de l’action, qui seule révolutionne les vieilles idées) étaient « on a raison de se révolter » et « bâtir l’organisation au feu de la lutte des classes ». Les mots d’ordre qui couvraient la deuxième nécessité (lieux organisés immédiatement communs aux ouvriers et à la jeunesse intellectuelle) étaient « liaison de masse », « servir le peuple » et « création de lieux politiques ». La temporalité elle-même devait être neuve. À la précipitation des partisans du mouvement pur (les anarchistes sous leurs différentes formes), les maoïstes opposaient l’idée de la « guerre prolongée ». Au réalisme des partisans de la vieille politique parlementaire, qui disaient que pour agir au niveau d’ensemble il faut se rallier aux partis existants, aux élections, etc., les maoïstes opposaient la patience des expérimentations locales, généralisées avec prudence, sous le signe de ce que, suivant cette fois Mallarmé, ils appelaient « l’action restreinte ».

Le développement de tout cela entraînait de sévères conflits avec les gardiens de la séparation ou de « l’autonomie » des différentes composantes.

Contre l’enfermement des étudiants dans leurs bastions universitaires, nous devions constamment intervenir, les appeler à sortir, à laisser de côté l’obsession des « réformes », à se lier aux larges masses populaires.

Contre une conception classique de la grève ouvrière, nous devions affronter les syndicats traditionnels, singulièrement la CGT, soutenue par le Parti communiste français (PCF), qui montait la garde aux portes des usines. En fait, la CGT enfermait les ouvriers dans les usines, tout comme les réformistes universitaires enfermaient les étudiants dans les facs. Briser ces enfermements ne se faisait pas sans violence, surtout du côté des usines. Les affrontements entre les « révisionnistes », comme nous appelions le PCF, et les « gauchistes », comme le PCF nous appelait, furent nombreux et sévères. Au fond, on nous opposait la mémoire du Front populaire (une grande grève venant appuyer la venue au pouvoir d’un gouvernement d’union de la gauche), alors que nous cherchions les voies d’une nouvelle unité, directement discutée entre intellectuels et ouvriers, et qui mettait en jeu des formes d’action radicales (séquestration des patrons, coulage des cadences, création de comités d’atelier, réunions improvisées dans les quartiers proches, meetings devant les usines, établissement de jeunes étudiants dans les usines, information sur les actions ouvrières dans les facultés, etc.). Tout cela, je tiens à le rappeler, a eu une existence réelle, prolongée, enthousiasmante. Le problème fondamental, celui de l’organisation de type nouveau, n’a pas à ce jour été résolu (mais il a fallu un siècle pour que soit formulé le modèle léniniste du parti…). Cependant, les expériences cumulées, y compris dans le conflit avec le bolchevisme stalinisé, demeurent, et tout indique que leur actualité va se renouveler. D’autant plus que le modèle léniniste a, depuis, avéré son fiasco à l’échelle mondiale.

Contre la vision libertaire, symbolisée en France par l’occupation du théâtre de l’Odéon et ses happenings débraillés, nous devions rappeler que rien ne peut se faire sans discipline et que si le modèle militarisé de celle-ci doit être surmonté, ce n’est certainement pas l’apologie de la « fête », le principe de jouissance et la mélancolie des nuits informes qui aident à ce dépassement. Là aussi, il y a eu des heurts féconds, des polémiques de haute volée, contre ceux que nous appelions les « anarcho-désirants ». Ils anticipaient, ces anarcho-désirants, ce qui est devenu depuis la politique des identités (nationales ou régionales, sexuelles, religieuses, culturelles, etc.) et à quoi dès ce temps nous opposions les rigueurs de l’universalisme, qui reconnaît toutes les différences, mais les enveloppe dans une conception partagée de la politique.

Le maoïsme, au fond, a lutté sur deux fronts et cette idée de la « lutte sur deux fronts », venue de Chine (il faut lutter contre la bourgeoisie classique certes, mais aussi contre la bourgeoisie nouvelle, cachée dans le Parti communiste et accaparant la bureaucratie d’État), en résume assez bien l’existence. Contre les bureaucraties « ouvrières » d’un côté, par l’anti-syndicalisme des actions d’usine radicales et par le refus du modèle-standard du Parti ; mais aussi contre l’autonomie anarchisante et identitaire des « mouvements », par l’appel au trajet commun vers les lieux politiques populaires et par la recherche d’une nouvelle discipline arrachée au modèle militaire ou bureaucratique.

Ainsi donné dans ses conséquences, Mai 68 a été l’inauguration d’une période entièrement nouvelle de la politique. Après le communisme historique de Marx, centré sur l’émancipation idéologique des actions ouvrières, et après le communisme révolutionnaire et étatique de Lénine, centré sur la discipline militaire du Parti, vient la troisième étape du communisme, centrée sur la fin des séparations sociales, la répudiation des égoïsmes revendicatifs, la critique du motif de l’identité et la proposition d’une discipline non militaire.

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