Dossier : L’utopie a-t-elle un (…)

Dossier : L’utopie a-t-elle un avenir ?

Utopistes de première génération

More, Rabelais, Swift, Voltaire

Claude Vaillancourt

Suivant le modèle de Thomas More, qui a créé le mot « utopie » dans une œuvre éponyme, les auteurs anciens se sont mis à inventer des mondes idéaux. Ils ont décrit la société de leurs rêves, sans songer à ce que ces rêves deviennent réalisables, contrairement aux utopistes du XIXe siècle. Quelles leçons peut-on tirer des mondes qu’ils ont inventés ? Leurs rêves ont-ils encore des échos dans le monde d’aujourd’hui ?

Ces auteurs anciens ont situé leurs utopies dans des lieux difficilement accessibles : une île lointaine pour Thomas More dans L’Utopie (1516), une île tout aussi inabordable, peuplée de chevaux intelligents, dans Les Voyages de Gulliver (1726) de Jonathan Swift, un pays coupé du monde par des montagnes infranchissables, l’Eldorado, dans Candide (1759) de Voltaire, ou caché derrière d’imposantes murailles dans La Cité du Soleil (1623) de Tomasso Campanella. Seul Rabelais, dans Gargantua (1534), propose un lieu sans murailles, une abbaye lovée dans un environnement luxurieux et avenant, la fameuse abbaye de Thélème.

Chacune de ces utopies décrit une vie communautaire organisée selon les principes du partage, du respect de l’autre, de l’absence de propriété individuelle. Il nous faudra cependant exclure l’utopie de Campanella, qui reprend cet idéal, mais expose en même temps une communauté totalitaire, où les déviants sont châtiés cruellement, une société qui pratique l’eugénisme, qui établit ses bases sur des pratiques ésotériques et sur une religion omniprésente.

More est celui qui offre la vision la plus détaillée d’une vie communautaire sans heurts et parfaitement équilibrée. « Il n’est rien là qui constitue un domaine privé », nous dit-il d’emblée. Dans son monde, tous travaillent six heures par jour et la majorité consacre son temps de loisir à l’étude. Les magistrats et les prêtres sont élus, et les premiers ont comme principale mission de voir à ce que personne ne reste inactif.

C’est dans l’abbaye de Thélème que les rapports communautaires semblent les moins contraignants : chacun fait ce qui lui convient « parce que gens liberes, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aguillon, qui tousjours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur ». La vie communautaire des Houyhnhnms – les chevaux intelligents inventés par Swift – est régie par ce principe élémentaire selon lequel personne ne ment ; le mot « mensonge » n’existe d’ailleurs pas dans leur vocabulaire.

Le mépris de la richesse

Aucun de ces auteurs n’a donc rêvé à l’individualisme forcené qui caractérise notre époque, ni à une société où chaque individu est en concurrence avec tous les autres. L’utopie ne se conçoit qu’à travers des rapports humains agréables et harmonieux.

Cette harmonie entre les êtres est garantie par un mépris profond de l’argent et de la richesse. More nous raconte qu’en Utopie, les perles, les diamants, les grenats sont des jouets d’enfants qui deviennent des bagatelles sans importance pour les adultes. Candide découvre lui aussi des enfants qui jouent avec des pierres précieuses et qu’ils abandonnent lorsque leur magister les appelle. L’or n’est qu’une « boue jaune » et les habitants d’Eldorado ne comprennent pas l’intérêt des gens d’Europe pour la boue et les cailloux de leur pays.

En Utopie, les tenues vestimentaires sont d’une grande simplicité et les Utopiens trouvent grotesques les tenues d’apparat des ambassadeurs étrangers qu’ils confondent avec des domestiques. Les Houyhnhnms ne connaissent ni les vêtements ni l’argent et se désespèrent des récits de Gulliver qui leur racontent que chez les humains – qu’ils nomment avec mépris « Yahoos » – on fait des bassesses et des coups terribles pour en accumuler le plus possible. Chacun de ces auteurs serait sans doute grandement déçu (ou plutôt désespéré) de constater que l’obsession de l’argent et la cupidité la plus vile soient aujourd’hui plus fortes que jamais, et même qu’un livre portant le titre d’Éloge de la richesse devienne un grand succès de librairie au Québec.

Des mondes sans avocats

Dans chacune de ces utopies (sauf celle de Campanella), le gouvernement n’est pas contraignant. Certaines hiérarchies subsistent, mais elles n’affligent pas les populations. Gouverner consiste surtout à voir à ce que tout continue à bien aller, ce qui se fait sans difficulté.

Ce bonheur collectif est en grande partie assuré par l’absence d’avocats. En Eldorado, « on ne plaide pas », il n’y a pas de prison – mais la ville s’enorgueillit par contre d’un magnifique palais des sciences. En Utopie, chacun plaide sa propre cause, pour être plus près de la vérité, parce que les avocats « exposent les causes avec trop d’habileté et interprètent les lois avec trop de ruses ». Swift quant à lui est impitoyable envers ceux qui exercent cette profession : « ils sont les ennemis déclarés de toute science et de toute culture, et ils cherchent à dépraver la raison des hommes dans toutes les branches du savoir aussi bien que dans leur spécialité. »

C’est qu’il n’est pas sain selon eux que « les lois s’accumulent dans un fatras inextricable » (More) et qu’elles se multiplient « de telle sorte que les notions de vérité et de mensonge, de justice et d’injustice se trouvent complètement embrouillées » (Swift). Certes, aucun de ces auteurs n’aurait été perdu dans le monde d’aujourd’hui, qui prolonge à n’en plus finir les plaidoiries et conçoit des accords commerciaux sibyllins de plusieurs milliers de pages.

Sans doute, ces utopies inventées par d’habiles écrivains ne nous conviendraient pas tout à fait  : nous n’aimerions peut-être pas le contrôle des mœurs exercé en Utopie, l’élitisme de l’abbaye de Thélème, le monde sans livres des Houyhnhnms, l’isolement d’Eldo­rado. Mais il nous reste tout de même cette forte impression  : l’humanité a certainement fait le mauvais choix de défendre un individualisme à tout cran plutôt que de se rabattre sur l’échec du communisme pour s’empêcher de bâtir une vie communautaire harmonieuse et égalitaire telle que celle imaginée par les anciens.

Thèmes de recherche Littérature, Analyse du discours, Histoire
Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème