Enseigner la philosophie aux enfants ?

No 38 - février / mars 2011

Éducation

Enseigner la philosophie aux enfants ?

Normand Baillargeon

Tandis que le cours d’Éthique et culture religieuse poursuit son implantation malgré des protestations venant à la fois de parents catholiques et de laïques, les enseignantes et enseignants explorent, dans les balises dessinées par le programme, des contenus et des méthodes qui leur paraissent appropriés à cet enseignement.

Une voie retenue par certains est la philosophie pour enfants et comme elle reste relativement peu connue, j’aimerais vous la présenter. Qui sait : vos enfants ou des enfants d’amis sont peut-être en ce moment même inscrits dans ce qu’on appelle une «  communauté de recherche philosophique » ?

Aux origines de la philosophie pour enfants

La Philosophie pour enfants, souvent appelée P4C – pour : Philosophy for Children – est une théorie et une pratique pédagogique correspondante développées aux États-Unis par Matthew Lipman (1922) et qui ambitionne de développer la pensée critique des enfants en introduisant la philosophie dans le curriculum scolaire, et ce, depuis la maternelle jusqu’à la fin du secondaire. (Gareth Matthews (1929) est un autre célèbre promoteur de ces idées et de ces pratiques, qu’il déploie cependant en des directions quelque peu différentes de Lipman.)

La Philosophie pour enfants connaît quelque succès, notamment dans les pays anglo-saxons, mais aussi dans les pays francophones et au Québec.

Des objections

Une telle proposition voit d’emblée se lever contre elle une longue tradition qui remonte au moins à Platon et selon laquelle les enfants, du moins jusqu’à l’atteinte d’un certain âge souvent fixé au début de l’adolescence, ne sont pas en mesure de commencer à pratiquer la philosophie, notamment en raison du degré d’abstraction qu’elle demande, de la complexité des questions qu’elle aborde et des connaissances nombreuses et variées qu’il est nécessaire de maîtriser pour les discuter véritablement.

Certes, John Locke, qui se fondait peut-être pour ce faire sur sa propre expérience de précepteur, a soutenu qu’il était possible et souhaitable de raisonner avec les enfants. Il assurait en effet que ceux-ci raisonnent dès qu’ils parlent, même si c’est moins sûrement que les adultes, et qu’ils apprécient qu’on les traite en «  créatures rationnelles », pour parler comme lui. Locke recommandait donc de raisonner avec eux. Mais il ajoutait que cela devait se faire en tenant compte de leurs capacités : pour cette raison, selon lui, des longs discours et des raisonnements philosophiques étaient à proscrire et ne sauraient être, pour les enfants, qu’une source de confusion.

La position de Jean-Jacques Rousseau, on le sait, est plus radicale puisque ce n’est pas seulement les discours abstraits et la philosophie qu’il juge néfastes aux enfants, mais bien le fait de raisonner avec eux. C’est que la raison n’est pas encore développée chez les enfants et qu’elle ne le sera pleinement que plus tard, quand l’éducation sera terminée  : en user, c’est vouloir commencer par la fin et « vouloir faire l’instrument de l’ouvrage ». « Pour moi, écrit Rousseau, je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui l’on a tant raisonné. » De plus, sur le plan de la moralité, les enfants étant insensibles à des considérations et argumentaires invoquant les devoirs, le bien, le mal, raisonner avec eux conduit à joindre « à cette prétendue persuasion la force et les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les promesses ». Suivre la nature est ici encore le précepte que Rousseau préconise. Or, ce qu’elle enseigne lui semble clair  : « Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes ; tel est l’ordre naturel. »

L’argumentaire de Rousseau, ou plus exactement ce qu’il dit du développement dans le temps de la rationalité qui ne parvient à maturité qu’à son heure, a reçu de la psychologie génétique une importante confirmation. Piaget conclut en effet que ce n’est qu’à l’orée de l’adolescence, typiquement autour de douze ans et donc à l’entrée au secondaire, que les enfants accèdent au stade formel et, on peut le penser, possèdent ces capacités intellectuelles que demande la pratique de la philosophie.

L’argumentaire de Lipman

Lipman, comme les partisans de l’enseignement de la philosophie aux enfants, pense que l’expérience démontre au con­traire que les enfants sont spontanément capables de soulever des questions philosophiques et qu’ils sont parfaitement capables de les discuter, surtout si cela est fait dans un cadre facilitateur. Professeur de philosophie à l’université, il s’est en outre désolé du peu d’aptitude à l’argumentation et à la pensée critique de ses étudiants  : il en est ainsi venu à la conclusion que l’introduction de la pensée critique dès le début du cursus scolaire était le correctif nécessaire.

Lipman a donc fondé en 1974 l’Institute for the Advancement of Philosophy for Children (IAPC) et publié cette même année son premier roman philosophique destiné à l’enseignement de la philosophie aux enfants  : Harry Stottlemeier’s Discovery. La revue Thinking : The Journal of Philosophy for Children est publiée par l’IPAC. Deux autres revues sont également consacrées à la philosophie pour enfants  : Critical and Creative Thinking et Analytical Teaching.

Ce que procure la pensée critique, assure Lipman, c’est un bon jugement. Elle y parvient en induisant des habitudes de pensée qui (1) facilitent le jugement (2) parce qu’elles ont recours à des critères, sont (3) auto-correctrices et (4) sensibles au contexte dans lequel la pensée s’exerce.

Une méthode

La méthode pédagogique imaginée par Lipman demande de transformer la classe en ce qu’il appelle une « communauté de recherche ». Celle-ci, réunie en table ronde va, à partir d’un stimulus – ce peut être un objet pour les plus petits, un passage d’un texte tiré d’un des romans que Lipman a écrit pour eux pour les grands – décider de la question qu’elle abordera et en discuter. Cette discussion est soumise à des règles qui demandent par exemple qu’on écoute autrui, qu’on ne se moque de personne, qu’on laisse chacun finir ses phrases et qu’on prenne sérieusement en compte ce que tout participant à la communauté de recherche a avancé. L’enseignant est pour cette communauté un facilitateur : il pourra, au besoin, lui fournir des informations, intervenir pour encourager certains participants à prendre la parole ou pour assurer que la démarche reste équitable et juste pour tous.
Qu’en penser ?

Les partisans de la pratique de la philosophie pour enfants pensent qu’en plus de contribuer à faire d’eux des penseurs critiques et créatifs, elle les rend plus en mesure d’apprendre dans tous les autres sujets qu’ils abordent à l’école, les rend plus empathiques et développe leurs capacités à communiquer et à écouter. En un mot, elle les rendrait plus raisonnables et leur apprendrait à penser non seulement par eux-mêmes, mais aussi avec les autres, toutes vertus citoyennes de première importance dans une démocratie délibérative digne de ce nom.

Les adversaires de cette pratique restent sceptiques devant ces prétentions et soutiennent que la pensée critique et la créativité sont toujours spécifiques à un domaine donné : la philosophie pour enfants serait alors un autre exemple de ce déplorable formalisme qui signe le recul des contenus disciplinaires dans l’enseignement. D’autres remarquent pour leur part que tout cela prend parfois les allures d’une vaste entreprise commerciale de vente de matériel et de formation qui gruge sans justification convaincante sur un temps de classe et des ressources déjà très limités.

Que faut-il en penser ? Les données de recherche empirique crédibles et impartiales ne permettent hélas pas, pour le moment, d’en décider avec beaucoup d’assurance.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème