Dossier : Le Québec que nous (…)

Le Québec que nous voulons

Pour une nouvelle économie

par Gaétan Breton

Gaétan Breton

Libéré de la contrainte réelle ou affirmée que constitue ce que l’on appelle en finance la « rationalité limitée » des individus, je peux oser l’utopie. Comme Petrella, je demande le droit de rêver, car si nos idées se laissent brider par les contingences, qu’en sera-t-il de nos actions ?

Le but ultime de l’activité économique

L’activité économique doit servir au développement de l’humain, pas le diriger. Autrement dit, il faut comprendre le contraire de ce qu’on nous dit tous les jours, à savoir qu’il faut que les humains souffrent pour que le développement économique leur permette de (sur)vivre. Le premier but de l’humanité n’est pas le développement économique, mais son mieux-être. Le développement économique ne mène pas nécessairement au mieux-être et celui-ci ne se calcule pas uniquement en termes d’unités de consommation supplémentaires : il prend toutes les formes de l’activité humaine ; il est psychologique, citoyen, environnemental, social et physique. Une politique économique doit donc tenir compte de tous ces facteurs et viser à fournir les moyens d’un développement humain intégré et harmonieux, en comprenant que souvent, la meilleure façon d’arriver à ce résultat sera d’arrêter la machine à développer.

Les éléments qui forment la richesse collective ne se mesurent pas tous immédiatement en dollars. Comme le faisait remarquer Amartya Sen dans son livre Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, un des éléments essentiels de la qualité de vie est la liberté. Pour que cette liberté s’exerce pleinement dans le cadre de la citoyenneté partagée, il faut aussi un niveau d’éducation suffisant, un niveau de santé suffisant et un niveau de démocratie permettant l’exercice de cette liberté dans le but d’améliorer la situation collective. La paix est aussi une condition importante, ce qui implique la réaffectation des ressources dévolues aux dépenses militaires.

Il serait téméraire de vouloir tracer, avec une trop grande précision, ce que serait une économie qui remplirait les conditions que je viens d’énoncer. Il est toutefois possible d’établir quelques lignes directrices qui semblent devoir être suivies.

Arrêter la machine

Nous devons cesser de penser que la présence des pauvres sur la planète vient du fait que le développement ne les a pas encore touchés et qu’en accélérant celui-ci, ils finiront par être atteints. Le Rapport Bruntland commettait cette erreur en voulant amener le niveau de consommation des plus pauvres vers celui des plus riches, car contrairement à ce que prétendent les productivistes de tout acabit, plus la machine accélère et plus il se crée de richesses, mais plus les pauvres sont pauvres et les riches sont riches. La concentration de la richesse s’est accrue drastiquement au cours des deux dernières décennies. Il faut donc remplacer l’augmentation de la vitesse du supposé développement par la répartition de la richesse. Il y a de nombreuses bonnes raisons de prôner la décroissance, plusieurs d’entre elles font partie des lignes directrices que nous voulons élaborer ici. « Il n’est pas de croissance infinie possible sur une planète finie. [1] »

Dans un sens, ce serait tout bête. Si nous mettions en place un système valable de transport en commun, nous aurions besoin de bien moins d’autos, de rues, de stationnements. Ainsi, on en fabriquerait moins, ce qui diminuerait le niveau de pollution de l’eau, entre autres. Cette diminution du nombre d’autos rendrait la ville plus agréable. Nous pourrions limiter l’étalement urbain et la pollution due aux transports et ainsi de suite. Sans auto, moins de visites au Club Price et plus d’achats dans des marchés situés à proximité, des produits plus frais et surtout moins emballés, ce qui ferait encore diminuer la pollution. Il suffit de renverser le mouvement et tout repart dans une meilleure direction.

Partager de la richesse

Partager la richesse implique aussi des changements drastiques dans la production. Ainsi ceux qui n’ont rien n’ont pas besoin des choses que l’on produit pour ceux qui ont déjà tout. La production se verrait ainsi orientée vers les besoins essentiels, comme la nourriture, et cesserait de produire des biens pour les riches. Par exemple, dans plusieurs pays d’Afrique, on a transformé la culture vivrière locale en culture du coton pour l’exportation, dans le but de faire rentrer des devises étrangères afin de rembourser la dette. Comme le coton états-unien est fortement subventionné (en dépit des ententes signées par les États-Unis), ces pays d’Afrique n’arrivent pas à vendre leur coton à un prix suffisant, entraînant ainsi des pertes. De plus, ils ne cultivent plus de quoi nourrir leur population.

Il faut abolir la dette du tiers-monde afin de libérer ces pays du joug odieux du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale et, ainsi, leur permettre de se tourner vers la satisfaction des besoins primaires de leurs citoyennes. Pour l’instant, l’action de ces institutions a servi à créer des famines chroniques qui forcent les pays à emprunter, augmentant ainsi la dette et les paiements en découlant, et acculant les citoyennes à une misère toujours plus grande. Les ajustements structurels détruisent non seulement les cultures essentielles, mais aussi les embryons de systèmes d’éducation et de santé que certains pays avaient mis en place.

Pour partager la richesse, il faut aussi que le commerce soit équitable. Or, il est de moins en moins équitable où que ce soit. Les « marchés » n’existent pas et les prix sont artificiellement fixés par les multinationales qui contrôlent les différents secteurs de l’économie, au mépris des lois nationales et sous le regard bienveillant et complice de ceux chargés de les faire appliquer. Quand on nous dit que les travailleurs d’ici sont en concurrence avec ceux d’Asie, on ment pour une large part. Les produits coûteraient bien moins cher si leur prix de vente, ici, reflétait le coût de la main-d’œuvre nécessaire à leur production en Asie. C’est avec les surprofits des entreprises, comme Nike ou Wal-Mart, que les travailleurs d’ici sont en concurrence. S’il y avait de véritables marchés et une véritable concurrence, ces profits n’existeraient pas, soyons-en conscients.

Répartir la richesse nous obligera aussi à repenser les critères de participation à ce partage qui sont, actuellement, largement basés sur le travail. Si la proportion du « facteur travail » diminue dans la production de la richesse, rappelons-nous que les ressources naturelles et la technologie sont des biens communs. Les ressources de la planète appartiennent à tous et leur utilisation ne doit pas servir au profit de quelques-uns.

Protéger l’environnement

L’environnement n’est pas seulement un puits duquel nous tirons ce dont nous avons besoin pour vivre. Nous faisons partie de l’environnement. L’environnement inclut tout, y compris les humains. Il faut cesser de se percevoir comme en dehors et comprendre que nos actions produisent des effets dont nous subissons à notre tour les conséquences. Si nous considérons cet environnement comme un « bien commun » dont la qualité a des effets importants sur notre vie, il devient ridicule de détruire l’environnement pour produire plus de richesses qui pourront servir à s’acheter des coins d’environnement de meilleure qualité. Évidemment, en devenant un produit, l’environnement de qualité est réservé à ceux qui peuvent se le payer, alors que les autres doivent endurer les effets de la destruction ayant servi à générer les revenus de ces derniers.

Encore une fois, la protection de l’environnement suppose une réorganisation totale de la production qui ne peut se penser qu’intégrée à l’environnement et en respectant ses conditions et ses contraintes. Les
mégacomplexes industriels qui fabriquent un produit pour le monde entier ont fait leur temps. Une telle façon de concevoir l’économie non seulement crée un gaspillage éhonté des ressources, en usinant des biens inutiles dont il faut se débarrasser après coup, parfois par un dumping dans les pays du tiers-monde transformés en poubelles de nos erreurs de production. De plus, spécialiser la production de chaque pays et multiplier sans fin les choix des consommateurs imposent une utilisation massive des moyens de transport qui constituent une des principales sources de gaz à effet de serre [2].

En finir avec le méga-géant-maxi-complexe intégré

La concentration de la production, par exemple agricole, en quelques endroits peut avoir un avantage pour le gestionnaire, mais constitue une catastrophe pour l’environnement. La mondialisation pose comme principe que chaque pays et chaque région doivent spécialiser leur production (ce qui est tout à fait contraire aux théories des portefeuilles, soit dit en passant. Si un pays ne fait que du maïs et qu’une maladie du maïs se déclare, tout est perdu). La spécialisation impose un usage intensif des moyens de transport pour répartir dans le monde ces objets fabriqués. Or, les coûts de pollution engendrés par ce système ne sont pas pris en considération et ne permettent donc pas de comprendre que ce système est, en fin de compte, beaucoup plus onéreux. Les critiques du productivisme agroalimentaire prônent de plus en plus un retour à une certaine autosuffisance alimentaire. Les monocultures et l’utilisation intensive des sols les usent et les appauvrissent, ce qui oblige un usage massif d’engrais qui endommage l’environnement. Par exemple, les engrais utilisés dans la culture du maïs, charriés jusqu’aux ruisseaux par un arrosage mal conçu, créent une prolifération d’algues qui est en train de tuer nos rivières et nos lacs.

Il faut repenser les productions en fonction des besoins locaux, des ressources locales et de l’environnement local. Après, si c’est possible, on peut penser à l’exportation. Produire d’abord pour l’exportation et importer une quantité égale ou supérieure de produits, en plus d’être absurde, est devenu trop dangereux pour notre environnement. À quoi nous servira-t-il d’avoir une si grande diversité de mets sur notre table, quand les fruits et les légumes sont pleins de pesticides et ne goûtent plus rien, l’essentiel de leur croissance se faisant dans des entrepôts, quand les viandes sont pleines de médicaments injectés aux animaux pour les faire croître plus vite et quand les poissons sont malades de toutes les cochonneries que nous jetons à l’eau ?

Une rationalisation de l’utilisation des sols est essentielle. Dans plusieurs pays, la réforme agraire n’a jamais été faite et les sols sont encore la propriété de quelques grands propriétaires terriens. Même dans les pays où la terre était la propriété d’une foule de petits producteurs, la situation est lentement renversée. Des « intégrateurs » mettent la main sur des espaces de plus en plus grands, arrimant la production agricole avec la transformation et la distribution des produits et donnant à cette activité les caractéristiques d’une industrie contrôlée par des multinationales.

Refaire le monde

Quand on veut refaire une politique, on se rend compte que le monde n’en forme qu’un et que tout ce qu’on bouge modifie tout le reste. La constatation est triviale et fondait le structuralisme en son temps, mais on n’y échappe toujours pas. Il faut donc établir des priorités et changer les choses, en cascade, à partir de ces priorités. La grande priorité qui doit guider l’économie est le développement humain non pas compris comme une augmentation des unités de consommation, comme le libéralisme anglo-saxon le conçoit, mais comme la capacité d’exprimer pleinement et sur tous les plans, en même temps son autonomie et sa participation à la société.


[1Bruno Clémentin et Vincent Cheynet (dir.), Objectif décroissance. Vers une société viable, Montréal, Écosociété, 2003.

[2À ce sujet, lire le texte de Serge Latouche « La déraison de la croissance des transports » dans le dossier « Transports, écologie et changement social », À bâbord ! # 11, octobre/novembre 2006.

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