Dossier : Le Québec que nous (...)

Une « industrie » en pleine expansion

La santé sera-t-elle un jour possible ?

par Lucie Mercier

Lucie Mercier

« Alors que l’on exhorte les citoyens à une saine alimentation, la majorité des travailleurs passe le tiers de leur vie adulte dans des lieux qui agressent leur santé physique et mentale. » – Fernand Séguin

La santé, phénomène à la fois individuel et collectif, fait appel tant au patrimoine génétique qu’aux conditions économiques, sociales et politiques dans lesquelles évoluent les individus et les populations. Les conceptions et la réalité de la santé sont profondément inscrites dans les sociétés. Nous pouvons prendre à témoin les grands fléaux qui ont dominé les siècles passés. Rappelons-nous les épidémies (peste et lèpre) du XVIIIe siècle, les infections (tuberculose) du XIXe siècle ou encore les maladies chroniques (arthrite, stress, maux de dos, cancer, sida) qui ont dominé le XXe siècle [1]. Le XXIe siècle dans lequel nous venons tout juste d’entrer sera-t-il différent ? Pourrait-il être différent et à quelles conditions ? Ou au contraire la santé sera-t-elle toujours pour demain ou pour un jour encore lointain comme l’évoquent à 25 ans d’intervalle deux livres du journaliste Yanick Villedieu : Demain la santé et Un jour la santé [2] ?

Du droit à la santé …

Le droit à la santé, comme bien d’autres droits économiques, sociaux et culturels, est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme depuis 1950 et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1976). En signant ces documents, le Canada et le Québec se sont engagés à respecter, à promouvoir ce droit et à y consacrer les ressources financières nécessaires. Pourtant ce droit, comme bien d’autres, apparaît de plus en plus fragile et menacé.

Après avoir constaté des écarts encore assez importants dans la santé des individus et des groupes sociaux selon l’occupation, le niveau de revenu, le lieu de résidence ou encore le niveau de scolarité, force est de constater que « la santé pour tous en l’an 2000 » que souhaitait l’Organisation mondiale de la santé (OMS) il y a maintenant quelques décennies n’est toujours pas à nos portes et, dans bien des cas, est encore loin de l’être.

Pourtant, les conceptions de la santé et de la maladie ont évolué considérablement depuis la publication de cet appel. Nous sommes passés d’une vision où la santé était considérée comme l’absence de maladie à une autre qui prend davantage en compte la réalité sociale des individus à travers les déterminants de la santé. Au nombre de six quand le concept a été imaginé il y a maintenant une vingtaine d’années, leur nombre n’a cessé d’augmenter. Ils forment maintenant une brochette de près d’une douzaine de variables, témoignant de la complexité du sujet et de la difficulté de l’objectif à atteindre. Qu’on pense au niveau de revenu et au statut social, aux réseaux de soutien social, à l’éducation et à l’alphabétisme, à l’emploi et aux conditions de travail, aux environnements sociaux, aux environnements physiques, aux habitudes de santé et à la capacité d’adaptation personnelle, au développement de la petite enfance, au patrimoine biologique et génétique, aux services de santé, au sexe et à la culture, tous ces déterminants influencent le niveau de santé des individus et des populations. Aucune hiérarchie n’a jamais été établie entre ces déterminants, mais il reste que certains sont modifiables alors que d’autres ne le sont pas.

Bien que les pouvoirs publics soient assez bien au fait de ce qui détermine la santé d’une population et bien qu’ils soient conscients qu’un système de santé ne représente qu’un élément parmi d’autres dans l’amélioration de la santé, ils sont pourtant réticents à agir. Aux interventions sur les environnements de travail nocifs pour la santé, ils préfèrent opposer l’action individuelle de lutte au tabagisme. En présence de problèmes d’obésité chronique, ils refusent de taxer l’industrie de la malbouffe, laissant entendre que les individus sont maîtres de leurs décisions en matière alimentaire, etc.

Les défaillances dans la santé des individus et des populations contribuent pour une bonne part à soutenir la croissance économique. Aux États-Unis, au-delà de 15 % du produit intérieur brut (PIB) est maintenant consacré aux soins de santé directs à la population. En dépit d’énormes dépenses, les inégalités devant la mort et la maladie demeurent très grandes. Les États-Unis, première puissance mondiale, enregistrent d’ailleurs des taux de mortalité infantile de plus de 25 pour 1 000 chez certains groupes de la population. Ces taux inacceptables sont équivalents à ceux des siècles derniers et des pays en développement.

… aux industries de la santé

Un état de santé trop favorable de la population ne constituera-t-il pas, par ailleurs, une certaine menace pour l’économie québécoise et canadienne, voire pour l’économie mondiale ? La santé, ou plutôt la maladie, fait depuis longtemps et de plus en plus l’objet de commerce. En effet, le XXe siècle a vu naître plusieurs industries qui vivent davantage de la maladie que de la santé. À la fin des années 1990, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec créait le Bureau du partenariat économique et découpait l’industrie de la santé en cinq secteurs, dont certains n’étaient encore qu’à l’état embryonnaire, alors que d’autres avaient déjà atteint leur pleine maturité économique. Aujourd’hui, les pouvoirs publics parlent plus volontiers des « sciences de la vie » pour désigner les industries de la santé, terme aux allures nettement moins mercantiles.

Rien n’empêche que le gouvernement du Québec autant que le gouvernement du Canada ont fait de ce secteur économique un des fers de lance de leur stratégie économique. En août 2006, Investissement Québec déclarait d’ailleurs que « Les industries de la santé sont sans conteste une priorité pour l’avenir du Québec. Les divers paliers de gouvernement concertent leurs efforts pour créer le plus grand chantier nord américain d’expansion d’installations hospitalières – un projet dépassant les 3 milliards $ pour trois hôpitaux de la région de Montréal [3]. En février 2007, la Banque Laurentienne en rajoutait, affirmant que les « économistes, gestionnaires de fonds, actuaires et stratèges financiers sont unanimes : la santé est en tête de liste des secteurs qui connaîtront les meilleures performances boursières au cours des 10 prochaines années » [4], les biotechnologies étant en tête de liste. Pour y arriver, les gouvernements du Québec et du Canada ne ménagent d’ailleurs pas les efforts : capital de risque disponible et abondant, crédits d’impôt remboursables, taux d’imposition faibles pour les sociétés, avantages fiscaux pour les individus, disponibilité de centres de recherche et développement (R&D) universitaires, développement de centres d’excellence : tout est mis en œuvre pour favoriser le maintien des coûts d’exploitation aussi bas que possible, et ce, afin d’attirer les investisseurs.

Cinq secteurs se partagent le champ de l’industrie de la santé, dont quatre sont entièrement privés, bien que subventionnés à même les fonds publics.

L’industrie pharmaceutique. Incidemment, l’industrie pharmaceutique déployée à l’échelle internationale, protégée par les brevets sur la propriété intellectuelle, largement financée grâce aux subventions gouvernementales et aux crédits d’impôts, déploie des moyens financiers presque hors du commun pour maintenir sa suprématie. Toutefois, les pathologies qui l’intéressent d’abord et avant tout sont celles pour lesquelles il existe une demande solvable. Les maladies tropicales, par exemple, qui sont surtout le fait de populations pauvres, ne font l’objet d’à peu près aucune recherche. Les taux de rentabilité de l’industrie pharmaceutique, évalués dans certains cas à 40 %, demeurent inégalés, même par la très lucrative industrie pétrolière. Cette industrie, comme d’autres également, profite largement de l’existence des règles protégeant la propriété intellectuelle qu’elle a largement contribué à façonner à l’échelle mondiale. Les produits pharmaceutiques constituent l’une des principales causes de l’augmentation des coûts des systèmes de santé. Les pouvoirs publics font d’ailleurs peu d’efforts pour contrer cette croissance débridée. Cette frange de l’industrie est entièrement privée.

– L’industrie des biotechnologies. L’industrie des biotechnologies est encore à un stade assez embryonnaire. Il s’agit de procédés scientifiques utilisés pour développer de nouveaux produits pharmaceutiques, des produits agroalimentaires et des pesticides. La majorité des activités utilisant les biotechnologies visent le marché de la santé (médicaments, trousses diagnostiques, agents thérapeutiques, etc.). Cette industrie rendrait plusieurs progrès médicaux possibles (fabrication d’organes artificiels, culture de peau en laboratoire, isolement et recombinaison de gènes, isolement et brevet d’un maximum de gènes). Cette industrie est privée.

L’industrie du matériel médical. Mariage de la biologie et du génie, l’industrie du matériel médical est dominée par les multinationales américaines qui offrent une très large gamme de produits (équipements spécialisés, aides techniques, fournitures pour les blocs opératoires). En raison de la demande liée au vieillissement de la population, cette industrie s’orienterait vers des produits mieux adaptés aux usagers, en favorisant leur autonomie. Les pharmacies, comme agent de distribution de ces produits, seraient susceptibles d’en profiter le plus avec des compagnies, telles Oxybec Médical, qui s’apprêtent à louer ou vendre des équipements et accessoires médicaux pour les soins à domicile. Cette industrie est également entièrement privée.

L’industrie des technologies de l’information et de la télésanté. La mission de la télésanté est de fournir des services et des soins de santé et de l’information en cette matière sur de petites et grandes distances. Les entreprises en information et en télécommunications sont donc au cœur de cette industrie en pleine expansion, largement soutenue elle aussi par les fonds publics, qu’il s’agisse d’Inforoute Santé Canada ou du gouvernement du Québec, via son programme de gouvernement en ligne. Télémédecine, téléconférence et consultations à distance, enseignement médical permanent à distance, applications réseau, recherche en direct, gestion de bases de données, systèmes d’information et traitement de l’information sur les médicaments constituent autant d’applications possibles. Cette nouvelle industrie se développe dans le secteur privé, avec un puissant soutien des fonds publics.

L’industrie des services de santé. De son côté, l’industrie des services de santé piaffe d’impatience pour se développer. C’est vraiment cette frange industrielle qui est visée par la privatisation tant réclamée des milieux d’affaires : les assurances de personnes, les soins à domicile privés, l’hébergement privé des personnes âgées figurent en tête de liste bien sûr, mais également les services hospitaliers, en particulier les services chirurgicaux et les services ambulatoires. Ce sont d’ailleurs ces derniers que le gouvernement du Québec est à libéraliser avec sa récente garantie d’accès et la création de cliniques médicales spécialisées.

Ces nouveaux secteurs industriels – auxquels il faudrait encore ajouter la génomique et la protéomique [5], encore à l’état embryonnaire au Canada – ont pris leur essor il y a moins d’un siècle et n’existent que grâce aux défaillances du corps humain. L’atteinte d’un meilleur état de santé des populations ne menacerait-il pas un certain équilibre économique, voire le développement industriel lui-même ?

Une nécessaire amélioration du niveau de la santé

Pour améliorer le niveau de santé des individus et des populations, les représentants de la santé publique proposaient au printemps 2006 de mieux réglementer l’industrie de la restauration rapide et d’introduire des taxes à la consommation sur des produits dont la nocivité est connue et reconnue. Le ministre de la Santé et des Services sociaux s’était alors dit impuissant à agir à l’encontre des puissantes multinationales de la restauration rapide. Quelques mois plus tard était finalement annoncé en grandes pompes un « plan d’action gouvernemental de promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids », assorti d’un investissement de 20 millions de dollars par année pendant dix ans, en partenariat avec la Fondation Lucie et Vincent Chagnon qui allongera une somme équivalente. Les dépenses en prévention atteindraient ainsi pour la prochaine année financière tout près de 0,5 % des dépenses de santé du Québec. Une goutte d’eau pratiquement dans l’océan des dépenses de santé.

La réglementation de l’industrie agro-alimentaire, l’amélioration de l’hygiène des milieux de travail, l’assainissement de l’environnement doivent également figurer dans les plans généraux. Encore au XXIe siècle, la santé et la sécurité ne sont pas acquises en milieu de travail. Des décès sont encore enregistrés au travail et les employeurs tentent de rogner aussi dans ce secteur, le plus récent exemple étant celui d’Olymel qui, en plus d’exiger une coupure de 30 % de la masse salariale des employés, demandait le retrait « d’un poste de santé et sécurité au travail » en février 2007 [6].

Les correctifs à apporter pour atteindre un monde en santé sont aussi nombreux que variés, les déterminants de la santé en faisant foi. Les pouvoirs publics auront-ils le courage de discipliner l’industrie autant que les milieux de travail ? Ou, au contraire, continueront-ils de remettre la responsabilité de la santé sur les épaules des seuls individus comme si la santé n’était qu’un phénomène individuel, sans la moindre racine sociétale, mettant ainsi l’accent sur les habitudes de vie de ces derniers plutôt que sur leurs conditions sociales et économiques, prises au sens large ? De ce point de vue, la réflexion sur la santé nous apparaît plus politique que strictement sanitaire.

Les reculs sociaux enregistrés depuis quelques années (augmentation de la pauvreté, diminution d’accès aux services, diminution des revenus, fermetures d’entreprise, etc.) ne sont pas de nature à faire espérer un meilleurs accès à la santé. Nous pouvons davantage craindre des reculs qu’espérer des avancées.

« La santé est une tâche politique. Choisir la santé implique des choix politiques, des transformations politiques », écrivait Yanick Villedieu il y a 25 ans [7]. Les transformations sociales en cours qui accroissent la productivité du travail, qui attaquent la qualité de l’environnement (air, eau, etc.), qui produisent une quantité croissante d’aliments industriels, sont-elles de nature à améliorer la santé ou, au contraire, ne contribuent-elles pas plutôt à sa détérioration ?

Le « modèle de l’atelier de réparations » [8] évoqué par Villedieu encore récemment ne semble pas de nature à inverser les tendances. L’appel lancé au printemps 2006 par le directeur de la santé publique de l’Agence régionale de la santé et des services sociaux de Montréal semble rester sans écho auprès des dirigeants politiques. Ceux-ci investissent au contraire des millions, voire des milliards de dollars dans une médecine dont la finalité consiste à soigner les personnes atteintes « des maladies les plus rares et les moins représentatives des problèmes de santé de la population », écrivait Fernand Séguin [9]. Nous pourrions ajouter que sous la pression des riches et des possédants, ils sont à développer un système de santé parallèle qui permettra un accès plus rapide à un système de santé qu’ils contribuent à marchandiser.

Est-ce le meilleur choix à faire quand on sait que plusieurs dizaines de milliers de personnes n’ont pas de médecin de famille et, de ce fait, ont un accès plus que limité à des soins de santé de base ? Et que dire de la marchandisation toujours croissante de la santé qui nous est imposée sous couvert de l’amélioration de l’accessibilité aux services ? Encore en ce début de XXIe siècle, il nous faut bien constater que beaucoup de chemin reste à parcourir pour atteindre cet idéal de la « santé pour tous ». L’action à partir des déterminants de la santé nous indique pourtant le chemin à suivre.


[1Claudine Herzlich et Janine Pierret, Malades d’hier, malades d’aujourd’hui, Paris, Payot, 1984.

[22. Yanick Villedieu, Demain la santé, Québec, Le magazine Québec science, 1976 ; Yanick Villedieu, Un jour la santé, Montréal, Boréal, 2002.

[3Investissement Québec, Le secteur des sciences de la vie au Québec, [En ligne] : http://www.investquebec
.com/fr/index.aspx ?rubrique=25 (page consultée le 14 février 2007). »

[4Banque Laurentienne, Des prévisions de rendements élevées pour les industries de la santé, [En ligne] : http://www.orientationfinance.com/accueil/detail.asp?IdC=17&IdD=88 (page consultée le 14 février 2007).

[55. Nouvelle discipline qui se consacre à l’étude des protéines du génome.

[6Claude Turcotte, « Les syndiqués acceptent à 62% la quatrième offre d’Olymel », Le Devoir, 14 février 2007, p. B-1.

[7Yanick Villedieu, Demain la santé, op. cit., p. 252.

[8Yanick Villedieu, Un jour la santé, op. cit., p. 292.

[9Fernand Séguin, Postface : La santé et le pouvoir, dans Yanick Villedieu, Demain la santé, op. cit., p. 266.

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