Astroturfing : de lobbyisme indirect à « similitantisme »

Dossier : Lobbyisme. Le pouvoir (…)

Dossier : Lobbyisme, le pouvoir obscur

Astroturfing : de lobbyisme indirect à « similitantisme »

Stéphanie Yates

Les groupes pro-pipelines qui manifestent devant le parlement sont-ils constitués de personnes réellement partisanes de l’exploitation pétrolière et gazière ? Des patient·es qui se prononcent pour la gratuité d’un nouveau médicament le font-ils vraiment de leur propre chef ? En somme, est-il possible que des intérêts corporatifs tirent les ficelles de ce qui est présenté comme des mouvements citoyens ?

La réponse est oui. Ces cas de figure correspondent à de l’astroturfing.

L’astroturfing (ou similitantisme) consiste en « une stratégie de communication dont la source réelle est occultée et qui prétend à tort être d’origine citoyenne » [1]. On parlera aussi de contrefaçon de mouvements d’opinion ou encore de désinformation populaire planifiée.

Le terme nous vient des États-Unis. C’est le sénateur américain Lloyd Bentsen qui l’aurait utilisé pour la première fois alors qu’il recevait un nombre inhabituel de lettres de la part de citoyen·es qui se disaient préoccupé·es par une nouvelle réglementation visant le commerce des spiritueux. Il s’agissait en fait d’une campagne de lobbyisme indirect conduite par l’industrie elle-même. C’est ce qui aurait fait dire à Bentsen qu’il était capable de faire la différence entre le grassroots et l’astroturf. L’astroturf, c’est ce gazon synthétique qu’on retrouve sur certains terrains sportifs. Par analogie, cette pelouse artificielle s’opposerait donc aux mouvements grassroot, qui viennent des racines de la société (roots), et donc des citoyen·es.

L’astroturfing constitue une tactique d’influence redoutable lorsqu’elle est déployée dans le cadre d’une campagne de lobbyisme indirect. Celui-ci, rappelons-le, vise à faire pression sur les titulaires de charges publiques (ministres, membres du personnel politique, fonctionnaires) en mobilisant l’opinion publique. En ayant recours à des démarches indirectes, les lobbyistes multiplient leurs chances d’être écoutés et entendus par les décideurs et décideuses, qui sont en effet sensibles à l’opinion. De façon très prosaïque, voire cynique, on pourrait dire qu’ils et elles ont intérêt à prendre des décisions qui sont en phase avec l’opinion publique s’ils et elles souhaitent être apprécié·es, et éventuellement réélu·es. Plus fondamentalement, la prise en compte des doléances et revendications des différent·es représentant·es d’intérêts qui composent la société fait partie du mandat démocratique confié aux élu·es.

Ce qui est problématique, c’est lorsque que de telles campagnes de lobbyisme indirect sont faites dans la tromperie. C’est le cas lorsque les lobbyistes cachent l’organisation instigatrice de leurs démarches, comme on le fait dans les cas d’astroturfing.

Les « avantages » de l’astroturfing

Le fait de dissimuler les intérêts privés derrière un mouvement citoyen contribue à donner un vernis de crédibilité à une campagne de lobbyisme indirect. En étant présentées comme émanant des citoyen·nes, les revendications peuvent ainsi être plus spontanément associées à l’intérêt collectif que si elles avaient été présentées par des acteurs économiques − entreprises ou associations industrielles – ou politiques. Par exemple, une entreprise pétrolière qui souhaite développer un projet de pipeline sera vue comme voulant faire valoir ses intérêts corporatistes, alors que les citoyen·nes qui se prononcent en appui à cette demande feront valoir les emplois créés ou encore l’importance de la sécurité énergétique du pays. Le fait que l’entreprise « se cache » derrière ce discours citoyen renforce encore davantage la crédibilité de celui-ci, qui se présente comme libre de toute influence corporatiste.

C’est aussi dans cet esprit que l’astroturfing a investi la sphère commerciale, les marques y ayant recours pour construire ou hausser leur crédibilité. Pour ce faire, elles font appel à la simulation d’actions de consommateur·trices : pensons aux faux commentaires ou aux commentaires rémunérés sur des sites qui recommandent des produits ou des services.

Bien que l’astroturfing se retrouve dans de nombreux contextes, le développement des technologies facilite la création de fausses personnalités en ligne (aussi appelée sock puppets), le recours à des « fermes de clics », à l’achat de clics ou encore à des supporter·trices ou sympathisant·es rémunéré·es. Les technologies concourent d’ailleurs à banaliser les pratiques d’astroturfing : tout le monde peut créer de faux profils, commenter en ligne sous pseudonyme ou relayer des contenus astroturf.

Est-ce grave, docteur ?

L’astroturfing est une pratique dont on devrait se préoccuper, le phénomène ayant des effets concrets sur le débat public. Il contribue à la désinformation autour des causes ou des enjeux défendus par les organisations qui en sont les instigatrices. Ces dernières ne se contentent pas toujours de promouvoir des points de vue fondés sur des informations véridiques. Dans certains cas, elles n’hésitent pas à recourir à de fausses informations, à de la propagande ou à des arguments fallacieux, qui circulent ainsi dans l’espace public. De fait, le caractère caché de leur identité véritable les épargne de tout processus de reddition de comptes.

L’astroturfing peut avoir des effets pervers sur les campagnes de véritables groupes citoyens qui, elles, tirent leur origine d’un mouvement grassroot véritable. La mise au jour de cas d’astroturfing nourrit en effet un sentiment de méfiance qui affecte ces mouvements dans leur ensemble.

C’est en ce sens que même les campagnes qui seraient déployées au profit « d’une bonne cause » sont difficilement justifiables d’un point de vue éthique. En contexte québécois, on se rappellera le cas de Bixi, vivement dénoncé. Afin de faire mousser l’idée d’adopter un système de vélos libre-service à Montréal, trois citoyen·es étaient intervenu·es très activement sur différentes plateformes sociales consacrées au transport actif. Or, on s’était rendu compte, après coup, que ces trois personnes étaient fictives : elles avaient été créées de toutes pièces par des consultants en communication. Cette tactique, certes efficace, est néanmoins condamnable en raison de la tromperie qu’elle impliquait.

Alors, que faire pour se prémunir contre ces stratégies manipulatoires ?

L’importance de la vigilance

L’astroturfing peut prendre de multiples visages, de la construction de faux profils en ligne à la création d’organisations présentées comme indépendantes, de l’envoi massif de lettres à la rémunération de faux et fausses manifestant·es. Comme le laisse entendre la définition présentée plus haut, deux conditions doivent être réunies pour qu’une pratique relève de l’astroturfing : la prétention d’un mouvement citoyen et la dissimulation de l’organisation instigatrice de la campagne. Ces deux conditions peuvent néanmoins être présentes à des degrés plus ou moins marqués, la réalité étant souvent très nuancée !

L’organisation instigatrice d’une campagne d’astroturfing peut être plus ou moins bien dissimulée : ainsi, il est parfois possible, en fouillant le site Web d’un groupe prétendument citoyen, de retrouver son instigateur·trice, ou encore les entreprises qui financent une telle initiative. Dans d’autres cas, de véritables citoyen·nes peuvent se joindre à un mouvement sans savoir que celui-ci a été initié par des intérêts privés.

Au Canada, la Loi sur le lobbying contraint les lobbyistes à dévoiler quelles sont les organisations bénéficiaires des activités mises de l’avant et directement intéressées par les résultats de celles-ci. Cela voudrait dire qu’un faux groupe citoyen dont les actions servent directement une entreprise aurait à le déclarer. Une telle disposition n’existe pas en contexte québécois. Le Code de déontologie des lobbyistes québécois interdit néanmoins « de faire des représentations fausses ou trompeuses auprès d’un titulaire d’une charge publique, ou d’induire volontairement qui que ce soit en erreur  ». Bref, ce n’est pas tout à fait le Far West, mais les shérifs sont passablement mal équipés pour déceler les tactiques de lobbyisme qui seraient mensongères.

Quant aux organisations professionnelles en communication (comme la Société canadienne de relations publiques), elles condamnent le phénomène – bien qu’assez timidement – mais peinent à agir concrètement pour le contrer. Il faut dire que la profession de communicateur·rice, tout comme celle de lobbyiste, n’est pas régie par un ordre professionnel. Les dérives mises au jour sont ainsi le plus souvent réprimandées, mais rarement formellement condamnées.

Devant ce contexte relativement peu réglementé, le ou la citoyen·ne a tout intérêt à faire preuve de vigilance et à questionner les intérêts qui peuvent se profiler derrière une mobilisation présentée comme étant d’origine citoyenne. Il ne s’agit pas de se méfier de tout un chacun, mais bien de cultiver un scepticisme sain se traduisant par le réflexe de vérifier qui aurait intérêt à orchestrer un tel mouvement.

Bref, on a tout intérêt à tenter de déceler si une mobilisation ne dissimule pas des intérêts qui gagnent à être occultés.


[1Boulay, Sophie, Usurpation de l’identité citoyenne dans l’espace public. Astroturfing, communication et démocratie. Québec : Presses de l’Université du Québec, 2015.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème